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Adieu petit Laguiole...
"Nous ne changerons pas notre mode de vie!" est une phrase que nous avons beaucoup entendue lors de ces manifs qui suivent les attentats. Auto défense, fierté, conjuration, pensée magique, il y a un peu de tout ça dans cette affirmation. Nous continuerons à aller au spectacle, à dîner en terrasse, tout ça... En tout cas le dire à haute voix fait du bien. Sauf qu'en fait notre mode de vie a changé, au moins en partie. Depuis le 11 septembre 2001, un bail, nous nous sommes habitués de plus ou moins bon gré, à prendre l'avion en arrivant très en avance à l'aéroport, puis en suivant un fastidieux parcours censé assurer notre sécurité. C'est ce qu'on se dit en posant des plateaux devant soi, en se déchaussant, en se déshabillant à moitié, en ouvrant la housse de l'ordi, en passant sous le détecteur à métaux et à vilains... Il faut avant de partir vérifier qu'on n'a pas embarqué dans son bagage à main une pince à épiler, un mascara, des ciseaux à ongles, sans quoi on les verra disparaitre à jamais dans les mains caoutchoutées de l'agent de sécurité qui les débusque avec suspicion et les précipite dans un au-delà d'objets létaux, gouffre mystérieux. Si vous tenez à un de ces objets, pensez à les laisser chez vous. Je les cite car ils constituent des exemples vécus. De très jolis ciseaux à ongle en argent, aux lames recourbées et minuscules, un centimètre, me furent ainsi ravis, ils me venaient de ma tante et j'y tenais beaucoup. Il y eut aussi un mascara tout neuf, dont l'agente me dit qu'il était constitué d'une tige métallique d'une huitaine de centimètres, ce qui en faisait une arme par destination. J'aurais pu m'introduire dans le cockpit et hurler au commandant: "Cap sur Kaboul ou je vous maquille tous!" ou un truc comme ça, j'imagine. Je dis assez agressivement à la dame qui si elle voulait un mascara neuf je me faisais un plaisir de le lui offrir... Ça sert à rien mais ça défoule.
Bref, comme tout le monde, j'ai pris l'habitude de faire attention à ce que j'emporte en bagage cabine. Lundi soir, je suis à Barajas, aéroport de Madrid, je m'apprête à rentrer à Paris d'où je suis venue vendredi matin. Avec ma petite valise et mon sac à main, je me lance dans le rituel sécuritaire. Le bedonnant monsieur qui officie aux rayons X me lance: "Alors comme ça on se balade avec un couteau?". Interloquée, je nie. Et je passe mentalement en revue mon activité du weekend, j'ai rangé des vieux tiroirs, trié des objets, trouvé un mini opinel que j'ai peut être mis dans mon sac par distraction? Ça m'étonne mais le type a l'air sûr de ce qu'il voit et oriente mon sac vers la section fouille. Du coup, on me repasse au détecteur d'explosifs que je viens déjà de subir par tri aléatoire. Ok. La jeune agente gantée de latex me demande de trouver le couteau. Je farfouille en pensant toujours à l'Opinel qu'elle va me prendre, je m'en fous un peu, hier encore j'ignorais son existence et je ne me souviens pas l'avoir séparé du reste de vieilleries qui lui ont tenu compagnie depuis au moins dix ans, ma mémoire me trahit peut être, c'est la seule explication qui me vient à l'esprit.
Ce n'est pas l'Opinel. Stupéfaite à l'extrême, je découvre mon précieux petit Laguiole à manche de corne auquel je tiens comme à la prunelle de mes yeux. C'est un cadeau de mon amie Angèle, qui partage mes origines républicano-ibériques. Elle est d'avis qu'il faut respecter la tradition des Andalouses, ce que je suis à moitié, qui portent toujours un couteau dans leur jarretelle. "T'as pas de jarretelle, mais faut que t'aies le couteau!". C'est vrai, quoi, fidélité aux origines! Je le lui ai payé un centime d'euro comme il sied à une autre tradition, qui veut qu'offrir une lame pourrait couper l'amitié et que donc il faut monétiser l'acte symboliquement.
Et moi, qui ai toujours eu peur des couteaux, j'ai adopté le Laguiole, parce qu'il est petit, joli et extrêmement efficace. Il m'a accompagnée dans mes déplacements en train, mes pérégrinations en salons du livre et rendu bien des services. Et le voilà dans le gant de l'agente, elle ouvre le couteau, me montre la lame étincelante et si pointue, de la belle qualité française, oui Madame. Elle me dit: "Vous voyez bien que c'est dangereux, je ne peux pas vous le laisser, c'est impossible". Elle voit mon visage se décomposer, ajoute qu'elle est désolée, elle ne peut rien faire, ou alors j'enregistre ma valise cabine. Mais il est trop tard, l'embarquement a commencé, c'est foutu. Mon petit Laguiole disparait de ma vie...
Je suis à deux doigts de fondre en larmes. Il me faut, pour éviter cette sur-réaction indigne d'une adulte, mobiliser mon sens de la relativité des malheurs. En voilà un tout petit si on le compare à n'importe quelle info du jour. Le nombre de catas qui pourraient me tomber dessus est illimité, je ne vais pas faire tout un fromage de la privation de celui qui le coupait si bien, justement, le fromage. Et le saucisson. Et le pain. Voilà. Ça va mieux. À l'intérieur je m'effrite, mais ça ne se voit pas.
Je remonte les zips de mes boots, remets ma doudoune gilet, range mon ordi dans sa housse, pose mon sac sur mon épaule et donne aux roulettes de ma valise l'impulsion qui me permet de la suivre vers la porte d'embarquement.
Ce n'est qu'une fois assise à ma place, ma valise au dessus de ma tête et mon sac sous mes pieds, que je prends conscience que j'ai passé le contrôle à Roissy vendredi, et que mon Laguiole était déjà dans mon sac. Et qu'il est passé comme une lettre à la poste à travers les fourches caudines du détecteur impitoyable autant que parisien. J'aurais pu couper une hôtesse en rondelles, larder le pilote,
égorger un passager déplaisant, zigouiller un enfant hurleur, éplucher ma pomme, donner du petit Laguiole à hue et à dia, tous azimuts, zap, zap, piquer, transpercer, trancher....
La sécurité assurée par la minutieuse surveillance des moindres éléments de mon bagage de citoyenne inoffensive est donc fluctuante. Gérée au pifomètre. Davantage destinée à rassurer la chaland qu'à le protéger effectivement.
La sécurité des aéroports est devenue un marché, son exécution confiés à des sous-traitants dont le passager ignore tout: statut, compétence, formation, conscience professionnelle, rétribution... On ne sait pas.
Si on m'attaque, je ne pourrai pas compter sur ma pince à épiler, mon ciseau à ongle ou mon mascara pour me défendre. Et pas non plus sur mon joli petit Laguiole.
Mon mode de vie n'a pas changé? Si. Prendre l'avion, j'aimais ça, avant. C'est devenu une corvée. Et je ne compte pas les heures de vie à attendre, faire la queue dans les aéroports, patienter dans des files rendues encore plus interminables parce qu'il y a en plus des blaireaux et des blairottes qui, 17 ans après les Twin Towers, n'ont toujours pas intégré le coup des affaires de toilette, 100ml maxi dans un sac plastique-carré-transparent. Ils continuent à être surpris-e-s: "Ah bon? Pas ma mousse à raser? Mon parfum? Mon shampooing?" Pas davantage les ceintures, les groles, etc... N'anticipent rien,
entravent la circulation, retardent le mouvement. M'énervent. Ces bouché-e-s de la comprenette ont toujours existé, Ben Laden ou pas. Mais on les subissait moins.
Ben Laden et ses followers assassins ont bel et bien changé notre mode de vie. Rien de nouveau sous le soleil. Les tueurs, les bourreaux, les escrocs, les mafieux, les tortureurs et autres pervers, ivres de pouvoir, indifférents aux autres, mènent le monde et nous contrôlent. Imposent leur loi. Ce n'est pas à coups de petit Laguiole que je vais les combattre. On se console comme on peut, e
t vive la Toussaint....
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Damien - Le 01/11/2018 à 11:16
Isabelle, c'est peut-être aussi qu'un certain nombre de personnes n'ont pas autant l'habitude que vous de prendre l'avion et qu'ils découvrent toutes ces règles lors d'un premier voyage à Madrid.
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Isabelle Alonso - Le 01/11/2018 à 11:48
Croyez bien que non! La personne à laquelle je fais allusion (mais il y en a des comme ça très souvent, des blasés aériens) faisait à haute voix, à l'attention des gens qui l'avaient accompagnée et qui restaient dans le hall pour lui dire au revoir, des commentaires du genre: "C'est pire qu'à Melbourne!" A Miami aussi ils étaient chiants!", et autres considérations similaires. Je crois juste qu'elle n'en avait rien à faire de retarder les autres... Les gens qui n'ont pas l'habitude et qui hésitent sont en général embarrassés et il suffit de les aider.
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sporenda - Le 03/11/2018 à 19:32
La même chose m'est arrivée lorsque j'ai pris l'avion à CDG pour aller à la conférence féministe FILIA à Manchester Non seulement ils m'ont confisqué ma bouteille de shampoing (j'avais pourtant pris soin d'acheter un petit modèle); mais l'employé qui screene les bagages ma déclaré d'un ton tragique: "vous avez un couteau dans vos bagages!" J'étais éberluée, je ne me souvenais absolument pas d'avoir emporté un couteau. ils ont sorti de mon bagage-cabine... un couteau en plastique, que j'emporte avec une cuiller et une fourchette aussi en plastique, pour pouvoir gérer mes allergies alimentaires quand je suis en voyage. Pendant quelques minutes, j'ai eu l'impression d'être un terroriste :-) Et sinon, mieux vaut éviter CDG si on le peut: ces opérations de fouille se passent d'une façon chaotique, et CDG figure à juste titre dans le classement des 20 pires aéroports du monde.
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