Interview de Michela Marzano
Michela Marzano est philosophe et chercheuse au CNRS. Elle est auteure de plusieurs ouvrages, notamment de : Penser le corps (PUF, 2002) ; La Pornographie ou l’épuisement du désir (Buchet/Chastel, 2003) ; Alice au pays du porno (Ramsay, 2005) ; Films X : y jouer ou y être. Un entretien avec Ovidie, (Autrement, 2005) ; La fidélité ou l’amour à vif, (Buchet/Chastel, 2005).
par Sporenda.
Q - 99 % des garçons de votre échantillon ont vu des films pornos. Beaucoup les regardent avec des copains, certains ont des réticences mais on a l’impression qu’ils n’osent pas le dire car ne pas apprécier le porno, c’est risquer de passer pour une mauviette, manquer de virilité. Êtes-vous d’accord avec cette observation ? Les raisons de la minorité de garçons qui n’aiment pas le porno sont-elles différentes de celles des filles ?
R - Sans doute, lorsqu’un garçon se trouve avec ses copains, il peut avoir des réticences à manifester ce qu’il pense réellement à propos du porno. En même temps, il a aussi des réticences à parler de ce qui l’attire vers le porno, lorsqu’il rencontre un adulte. Beaucoup de garçons que j’ai rencontrés, par exemple, avaient une certaine difficulté à admettre d’aimer la pornographie devant moi, une femme et une chercheuse. Ce n’est que, peu à peu, au cours de l’entretien, qu’ils ont commencé à avoir confiance et à se laisser aller. Surtout lorsqu’ils ont compris que le but de la recherche n’était pas de les « juger » ou de « sanctionner » leurs choix. Cela dit, il est sans doute vrai que le fait d’« apprécier » le porno est considéré par beaucoup de garçons comme l’une des caractéristiques de la virilité. Ils ont souvent tendance à croire qu’afin d’être un « vrai » homme il faut pouvoir vivre une sexualité comme celle représentée par les images pornographiques. Ne serait-ce que parce que l’image que le porno donne de l’homme est, pour eux, une image « rassurante » et « valorisante » : l’homme est représenté comme quelqu’un de puissant ; comme quelqu’un qui est toujours prêt à accomplir son « devoir » d’homme ; comme quelqu’un qui jouit tout le temps et qui fait jouir, tout en humiliant la femme. En ce qui concerne les raisons de la minorité de garçons qui n’aiment pas le porno, parfois elles sont les mêmes pour lesquelles certaines filles ne l’aiment pas, parfois elles sont différentes. Certains garçons disent ne pas aimer l’image que le porno donne de la femme et de l’homme, car il y aurait dans les images pornographiques la mise en scènes d’une certaine bestialité, d’un manque de respect pour l’autre. D’autres sont beaucoup plus sensibles au fait que le porno ne prend pas en compte la « réalité » de l’acte sexuel, et notamment le fait que la sexualité n’est pas uniquement une suite de gestes codifiés, mais bien plutôt une rencontre, un échange, le fruit d’une entente qui va bien au-delà de l’acte sexuel en tant que tel. De plus, ils sont extrêmement gênés par la performance et la vitesse. Ils reconnaissent, par exemple, que lorsqu’on fait l’amour, les gestes ne sont pas « construits » ou « décidés » à l’avance ; qu’il y a une lenteur qui rend la sexualité réelle beaucoup plus épanouissante.
Q - Chez les filles, les réactions de dégoût voire de peur dominent, mais certaines nagent en pleine contradiction et acceptent quand même le porno. Pourquoi ?
R - Ça dépend beaucoup des filles. Il y en a qui, en dépit du dégoût et de la peur, croient que le porno est le seul moyen par lequel les garçons peuvent apprendre comment « ça se passe ». Pour elles, le porno apprend aux garçons les gestes qu’il faut accomplir, les mouvements qu’il faut reproduire. De ce point de vue, pour elles, la pornographie n’est qu’un outil : il suffit de savoir s’en servir pour y trouver son compte et mieux vivre les rapports sexuels. Puis - et il s’agit là d’un résultat qui m’a énormément surpris - il y a un certain nombre de filles qui ne sont dégoûtées par le porno qu’au tout début, surtout si elles ont eu accès aux images pornographiques lorsqu’elles étaient encore très jeunes. Ensuite, en effet, elles commencent à « idéaliser » l’acte sexuel tel qu’il est donné à voir par le porno. Leur attitude vis-à-vis du porno est, dans ce cas, très ambiguë : d’une part, elles croient que ce qui est représenté par le porno ne correspond pas à la réalité des relations sexuelles ; d’autre part, ce manque de correspondance entre représentations et réalité est liée, pour elles, au fait que dans la pornographie l’acte sexuel est représenté toujours comme quelque chose de « beau » et de pleinement satisfaisant, là où, dans la réalité, les choses ne se passent pas aussi facilement. D’une part, elles reconnaissent que la femme est souvent traitée comme un objet à la disposition de l’homme ; d’autre part, elles croient que le seul préjudice qu’on reçoit en regardant la pornographie dérive de l’image d’une sexualité « parfaite » qui, dans la réalité, n’existe pas, au point qu’on peut se faire des illusions qui seront systématiquement démenties. Certaines filles arrivent à regretter que la réalité ne soit pas aussi « parfaite » et que les garçons ne soient pas capables d’assurer leur rôle d’amants. D’autres aimeraient que les filles soient, dans la réalité, aussi « manipulatrices » que les actrices pornographiques.
Q - Diriez-vous que chez les filles comme chez les garçons, l’acceptation du porno est un bon indicateur de l’acceptation de la norme traditionnelle de la virilité ?
R - Je crois qu’effectivement le porno ne fait que reproduire les normes traditionnelles de la virilité. Les films pornographiques proposent un véritable « modèle » de la féminité et de la masculinité, un système qui produit un paysage où les hommes et les femmes ne sont que deux polarités complémentaires : l’activité et la passivité, la force et la jouissance, le pouvoir et la disponibilité. La femme est présentée comme « disponible » : elle est à disposition de l’usage sexuel qu’on veut en faire ; elle a toujours envie d’être « prise » ; elle ne demande qu’à être satisfaite ; elle n’est rien d’autre qu’un réceptacle de sperme et une série d’orifices entourés de bijoux. L’homme, quant à lui, est présenté comme toujours prêt à satisfaire la femme : il l’utilise selon ses envies, mais il est aussi et toujours capable de satisfaire ses pulsions. De ce point de vue, l’acceptation du porno est sans doute un bon indicateur du fait que le modèle traditionnel de l’homme dominateur est encore très répandu, accepté et valorisé.
Q - Peu d’hommes—un seul en fait—semblent être conscients et/ou dérangés par l’image négative de la sexualité masculine mécanique véhiculée par le porno. Qu’en pensez vous ?
R - Vous faites sans doute référence aux réactions de Paul. Or, Paul n’est pas le seul, même si on a choisi de lui donner la parole. Parmi les garçons qui pensent comme lui, il était celui qui exprimait son rejet du porno de la façon la plus claire et argumentée. Cela dit, il y a en effet peu d’hommes qui sont dérangés par le porno et par l’image qu’il donne de la sexualité masculine. Il s’agit en général de garçons qui vivent des relations sexuelles épanouies et qui se rendent ainsi compte de la différence qui existe entre le porno et la « réalité ». En outre, il s’agit de garçons qui sont en général très entourés d’un point de vue affectif, qui ont des sœurs avec qui ils peuvent discuter librement, ou qui ont réfléchi longuement à la signification qu’a pour eux un rapport sexuel. La majorité des garçons, cependant, se laissent beaucoup influencer par le porno, ne serait-ce que parce que, souvent, ce message est renforcé par l’image de la femme et de l’homme qui est véhiculée par les médias.
Q - On pourrait penser qu’il y a opposition entre le "tout sexe" moderne du porno et la vision de la sexualité des cultures qui accordent beaucoup d’importance à la virginité et à la vertu des femmes, mais en fait le porno semble conforter cette vision hypertraditionnelle chez les jeunes concernés. Vos commentaires ?
R - Vous avez parfaitement raison. Mais il s’agit là du message le plus difficile à faire passer. En effet, la rhétorique contemporaine présente le porno comme la preuve la plus évidente de la liberté sexuelle contemporaine. On défend souvent le porno au nom de la liberté, sans qu’on se rende compte du fait que la pornographie n’a aucun effet libératoire. Au contraire. Le porno ne fait que conforter l’idée que les femmes se divisent en deux groupes différents : d’une part, il y a les « putes » ; d’autre part, il y a les « mères ». D’où l’importance de trouver une femme vierge, après avoir couché avec des « filles faciles » qui ne méritent aucun respect. D’où le problème d’un véritable « clivage » entre sexualité et amour, clivage qui caractérisait justement les sociétés traditionnelles, lorsque les hommes allaient voir des prostituées pour pouvoir trouver une satisfaction sexuelle qu’ils n’avaient pas (et ne voulaient pas avoir) avec leur femme, avec la mère de leurs enfants.
Q - Les garçons consommateurs de porno en tirent l’idée—c’est ce qu’ils disent—qu’il existe dans la réalité des filles qui se comportent comme dans un film porno, des filles faciles qui aiment se faire "tourner". Voyez-vous un lien entre diffusion du porno et viols collectifs ?
R - La question est extrêmement délicate. Je ne pense pas qu’on puisse dire qu’il existe un lien de causalité entre la diffusion du porno et les viols collectifs. Mais c’est évident qu’un lien existe entre la diffusion du porno et la banalisation des viols collectifs. Il ne faut pas oublier qu’existent beaucoup de vidéos pornographiques qui mettent en scène des viols collectifs comme s’il s’agissait de pratiques courantes qui ne posent aucun problème. Même si la fille dit « non », en effet, son « non » est lu comme un « oui ». Ce qui pose la question du consentement. Par ailleurs, ce qui fait problème aujourd’hui est, selon moi, l’ensemble de discours de tous ceux qui se donnent bonne conscience en faisant l’apologie de la liberté et du consentement sans jamais se soucier de comprendre les conditions dans lesquelles le consentement est donné. On n’a pas le droit d’oublier les contraintes existentielles et psychologiques auxquelles tout individu est soumis. En prônant une « morale du consentement » et en refusant toute « interférence », au nom d’une liberté totale et inconditionnelle, certaines personnes ne prennent pas en compte le fait que le consentement n’est pas uniquement un principe formel et qu’il s’inscrit dans la réalité du vécu. Sous le prétexte qu’exprimer des réserves reviendrait à vouloir instaurer une société où d’autres que moi-même décident à ma place, ils oublient quelque chose de très important, et notamment le fait qu’agir « librement », ne signifie pas pouvoir « tout » faire, et « tout » réaliser. Chacun a l’obligation éthique de ne pas porter atteinte à autrui, la liberté de l’un s’arrêtant là où commence la liberté des autres. Mais il s’agit là d’un discours très compliqué. C’est pourquoi je me permets de renvoyer à mon ouvrage La Pornographie ou l’épuisement du désir où j’analyse cette question de façon plus détaillée.
Q - Selon ces garçons, une fille comme dans le porno, c’est une fille qu’on domine, avec qui on peut faire n’importe quoi. Et bien sûr, ces garçons ne veulent pas d’une soeur ou copine actrice porno. Et pourtant, on ne peut pas en déduire qu’ils ne veulent pas d’une épouse qu’ils dominent. Comment alors interpréter cette expression par rapport à leur conception de ce qu’ils attendent d’une fille "bien" ?
R - Il s’agit d’une « domination » différente. Chez certains garçons il y a, comme je viens de le dire, une sorte de clivage entre l’affectif et le sexuel les conduisant à croire que le monde des filles peut être effectivement départagé entre, d’une part, les « salopes » avec lesquelles faire tout ce que la pornographie montre, et, d’autre part, les « filles idéales » et « idéalisées » que l’on respecte jusqu’au point de ne même pas avoir des rapports sexuels avec elles. Ce qui entraîne une autre forme de domination : c’est toujours l’homme qui décide de ce qui est « juste » et « bon » pour la femme ; c’est toujours l’homme qui décide à sa place et qui impose à son épouse ou à sa compagne sa propre vision du monde. En simplifiant les choses, on pourrait dire que pour beaucoup d’homme, la femme est toujours celle qui doit se conformer à leurs attentes et qui doit occuper la « place » qu’ils construisent pour elle, sans jamais la prendre en compte comme une personne à part entière.
Q - Ne pas avoir l’air d’une fille facile est crucial pour la survie des filles dans les cités, qui doivent donc baser toute leur conduite sur l’acceptation de ces codes machistes. Qu’est ce qui signale/définit une fille comme facile dans cette culture ?
R - Une fille est considérée « facile » à partir du moment où elle ne sait pas se « protéger », ou encore lorsqu’elle décide de ne pas respecter les règles du groupe. Ce qu’on oublie, c’est que les filles veulent souvent se sentir « désirables », sans pour autant désirer un passage à l’acte. Leur préoccupation est celle de plaire, de rencontrer un homme qui va les aimer. En même temps, dès qu’elles n’acceptent pas de rester enfermées à l’intérieur des stéréotypes sociaux qui veulent qu’une fille respectable soit toujours réservée, elle sont considérées comme « faciles » et donc elles ne sont plus respectées. Ce qui les « oblige » souvent à adopter des attitudes et des gestes culturellement construits et à être soucieuses de leur réputation.
Q - La meilleure critique du porno est faite par un garçon, Paul, qui est le seul à dire que le porno est dégradant pour les hommes comme pour les femmes, et qu’on n’a pas le droit de traiter ainsi une femme qu’on aime—et même une femme qu’on n’aime pas. Est-ce un hasard ou parce qu’un membre de la catégorie dominante peut prendre plus de recul par rapport aux codes de sa catégorie ?
R - On peut toujours prendre du recul par rapport aux codes de sa catégorie, mais ce n’est jamais facile ou évident. Lorsqu’on s’écarte des codes, on risque d’être marginalisé. C’est pourquoi la question de l’éducation reste fondamentale. C’est aux adultes d’expliquer à quel point toute pratique sexuelle relève de l’intimité et de la subjectivité, à quel point c’est important le consentement réciproque, la spontanéité, le respect. Il s’agit aussi de montrer la complexité du désir sexuel et tout ce qui en découle : d’inviter les adolescents à aller retrouver le point de surgissement de leur désir et à trouver ainsi, par leurs propres moyens, la beauté du sexe qui est une beauté qui dépasse complètement ce qui est donné à voir par la pornographie.
Q - Le porno est devenu l’éducation sexuelle principale des ados. Quelles conséquences sur cette classe d’âge ? En particulier, le porno joue t’il un rôle dans la détérioration des rapports filles-garçons observée actuellement ?
R - Les conséquences sont importantes et parfois « graves ». Incertains sur les réactions de l’autre, préoccupés de leur aspect physique, besogneux de reconnaissance et d’amour, les adolescents « bricolent » à la recherche d’un modèle et s’attachent aux représentations qu’on leur donne. Parfois, ils s’en détachent, soucieux de comprendre la réalité plus encore que de se conformer à un modèle donné. Le plus souvent, cependant, ils sont « victimes » des stéréotypes et ont du mal à assumer leur « spécificité » et leur unicité. La pornographie a la capacité d’agir sur le rapport au monde des adolescents. Par des représentations violentes et fausses de la sexualité, le porno efface complètement la richesse et les problèmes que les relations posent dans la réalité. Car, si habituellement dans la réalité les rapports ne s’établissent pas uniquement au plan « naïf » de l’union de corps et mettent souvent en place des dispositifs complexes qui s’ouvrent aux désirs, aux besoins et, plus généralement, au manque - manque qui permet au sujet de sortir du registre de la maîtrise - dans les images pornographiques les rapports se réduisent à une rencontre de corps et à une instrumentalisation de l’autre. La sexualité, quelle qu’elle soit, est d’abord destinée à faire lien, à permettre aux sujets humains de se rencontrer et de créer des espaces de plaisir de plus en plus ouverts : l’encombrement des images pornographiques vient entraver ce processus en donnant une place exclusive à un individu tout-puissant qui n’a plus aucune capacité de partage. Le porno se substitue au réel et laisse croire aux adolescents que la sexualité se réduit à violence et domination.