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Après, mais encore pendant...
Aujourd'hui, je ne vais pas bouger de chez moi. Je ne vais pas y aller à la va-comme-j'te-déconfine, non,non, non... Je me déconfinerai au jour le jour, en douceur, petit à petit, un petit coup de fur, un petit coup de mesure. C'est un luxe que permet la condition plumitive, confinée de nature. Je vais attendre un peu. La première chose que je ferai, au moment propice ? Prendre mon vélo et aller faire un tour dans le vert, au parc ou le long de la Seine. La vraie campagne est un peu loin, j'y penserai plus tard.
Regretter le ciel si propre, l'absence de voitures et le silence. Les embouteillages vont revenir en force. Les gens, moi la première, qui peuvent se permettre de ne pas descendre dans le métro vont être nombreux. Et ça vaut mieux. Ne pas grignoter le peu d'espace disponible, le laisser à ceux qui ne peuvent pas faire autrement. Et se réjouir lâchement de ne pas être à leur place.
Appréhender le retour de la vitesse, ou plus exactement de la précipitation. Pas envie de l'impatience, de la gesticulation, de la compétition, de l'accélération, du souffle court, gagner du temps, gagner de l'argent, gagner, gagner, oublier ceux qu'on laisse derrière soi, s'obséder de ceux qui sont devant, gagner, gagner, gagner...
La France est cinquième puissance mondiale? Faut qu'on soit quatrième, troisième, etc, on sait qu'on y arrivera pas, impossible, mais faut du winning spirit, faut y croire, faut se battre, viser le haut du podium, vite, vite....
"Tu verras bien qu'un beau matin fatigué, j'irai m'asseoir sur le trottoir d'à côté, Tu verras bien qu'il n'y aura pas que moi, assis par terre comme ça", chantait Souchon, il y a tellement longtemps.
Souchon, ressource première.
Le confinement nous a mis sur pause, on a découvert ou re-découvert les vertus de la lenteur, de la contemplation, de la patience et de la longueur de temps... La vie est devenue une croisière en péniche sur un canal bordé d'arbres pleins d'oiseaux, même au cinquième étage d'un immeuble citadin.
Je me sens comme à la fin des vacances, pas envie de rentrer, coquillages et crustacés... Pas envie de sortir, en l'occurrence. De remonter dans le manège qui tourne en rond et ne va nulle part. Envie de prendre le temps, de l'étirer, le savourer, le déguster. Le temps, c'est tout ce qu'on a. C'est comme le bon vin, un plaisir de gourmet de la vie.
Le temps consacré au foot étant libéré, les media en ont consacré à ce qui leur est invisible d'habitude. Ont découvert et montré les métiers du "care", encore un néologisme anglo saxon à la noix. Ces métiers où on se penche sur les autres, les petits, les vieux, les malades. Ces métiers dits féminins apparaissent comme de simples extensions de ce qu'on appelle l'instinct maternel. Ils sont perçus comme tellement naturels, alors que ce sont des métiers aussi techniques que vitaux, qu'on peut se permettre de les déconsidérer, les invisibiliser sans vergogne. Soigner, nettoyer, nourrir, organiser et assurer la maintenance du corps social. Sous payé ou carrément gratos.
Le rapport au temps est-il sexué? Peut-on comparer le temps qu'il faut à un homme et à une femme pour jouer son rôle dans la procréation : émettre un spermatozoïde ou bien porter, mettre au monde, allaiter ? N'est-il pas paradoxal de vivre dans une culture qui surévalue l'immédiat et méprise le durable? Qui sur-paye le marqueur de buts et sous-paye l'infirmière?
Ne pas se tromper. Distinguer entre la réalité et ce qu'on nous donne à voir. Marquer un but, quelques secondes. On ne montre pas, où quelques secondes par ci par là, le temps que ça prend d'y arriver, les heures et les heures de muscu, d'entrainement, de mise en condition, d'ascétisme. Pour autant, le gouffre de la rémunération entre premiers de cordée et premières de corvée reste obscène. J'accorde en genre et en nombre selon la règle majoritaire.
Le 8 mai, on a pu lire une tribune dans
libé, sous le titre:
"Nous ne serons plus jamais les bonnes petites soldates de vos guerres". Le collectif qui la signe est composé des invisibles citées plus haut: "
Messieurs, cette guerre vous l’avez décidée entre vous, cols blancs et costumes noirs, bien planqués dans les ministères et dans les hautes sphères où aucune femme ne vient jamais vous déranger. Votre guerre, nous et nos sœurs l’avons menée en première ligne : infirmières, aides-soignantes, assistantes maternelles, aides à domicile, agentes d’entretien, caissières, vendeuses, ouvrières du textile, enseignantes, secrétaires, employées administratives du public et du privé…"
Elles disent, entre autres: "
Vous jouez avec le terme de «guerre» pour cacher votre incompétence. Un mot déplacé et viril, impliquant d’aller au corps-à-corps avec la maladie. Celles qui vont se battre chaque jour contre cette contagion, c’est bien nous, les femmes. Nous qui avons maintenu le pays à flot et sauvé des vies, sans nous défiler, sans compter nos heures et souvent sans protection alors que le Covid-19 n’est pas reconnu comme une maladie professionnelle. Pour des salaires de misère et dans une situation très souvent précaire. Vous, sur vos estrades et derrière vos pupitres, vous ne risquez rien".
Lisez le texte en entier (lien ci-dessus). Elles ne veulent plus jouer le jeu. Elles ont pris conscience et de leur valeur et de l'injustice qui leur est faite. Soyons là pour elles dès qu'elles en auront besoin, pour les soutenir à fond, dans la rue ou ailleurs.
Et espérons qu'après, quand tout ça sera reparti pour un tour, on continuera à prendre de la distance et à se poser des questions, ça tient chaud aux neurones... Finalement, je ne vais pas sortir mon vélo. Fait pas assez beau.
Mais à vingt heures, j'irai sur mon balcon, les applaudir encore...