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Cuistres majuscules
CE QUI N'A PAS DE NOM N'EXISTE PAS.
Vendredi 10 octobre 2014. Le Figaro. Page 18, sous le titre "M.Bartolone, désavouez Mme Mazetier!", je lis une lettre adressée au Président de l'Assemblée Nationale par François Fillon et Henri Guaino.
Récapitulons. À l'Assemblée Nationale, lors du débat sur la loi de transition énergétique, un député, Julien Aubert, s'adresse de manière répétée à Sandrine Mazetier en employant la formule "Madame Le Président" au lieu de "Madame la Présidente". Elle le rappelle à l'ordre. L'invite à respecter le règlement de l'Assemblée Nationale. Il insiste. Elle le met en garde. Le prévient qu'elle va le sanctionner. Il s'en fout. Elle le sanctionne, donc. Il sera privé, un mois, d'un quart de son indemnité parlementaire.
C'est en réaction à cet affrontement que François Fillon et Henri Guaino se fendent d'une missive que signent aussi Xavier Bertrand, Jérôme Chartier, Luc Chatel, Eric Ciotti, Gérald Darmanin, Eric Woerth, Nicolas Dupont-Aignan et une flopée d'élus scandalisés qui exigent, EXIGENT, du Président de l'Assemblée Nationale, Claude Bartolone, la levée immédiate de la sanction, avec cette sobriété dans l'expression qu'on réserve aux grands courroux: "Procureure, rapporteure, défenseure, professeure? L'EFFROYABLE sonorité de ces mots n'exprime t-elle pas assez le MARTYRE que fait subir aux Français l'idéologie de la FÉMINISATION À OUTRANCE des fonctions, si étrangères à l'une des plus belles langues du monde formée par mille ans de civilisation et de culture?" Parenthèse: le français est certes une langue magnifique, mais ni plus ni moins "belle" que les autres. Jamais un polyglotte compétent ne s'aventure à juger de la "beauté" d'une langue, critère subjectif s'il en est. Mais on sent que le problème est ailleurs.
La prétention de Sandrine Mazetier à se faire appeler Présidente serait "simplement risible" mais, en revanche, la sanction prévue "couvre de ridicule cette institution essentielle qu'est la Présidence de l'Assemblée Nationale" et fait courir des risques à la République. Et non des moindres. Pour décrire ces risques, ils piochent dans le lexique apocalyptique: "portes du totalitarisme", "police de la pensée", "forfaiture", "funeste idéologie", "intolérable abus de pouvoir", "risque de détériorer profondément les relations entre les membres de notre Assemblée". Mazette !
On se demande pourquoi d'éminents membres d'un parti qui, bien qu'endetté jusqu'aux yeux, préfère renoncer à 400 millions d'euros plutôt que d'appliquer la loi sur la parité (pourtant votée par cette Assemblée que tant ils disent respecter...) montent sur leurs grands chevaux et promettent l'apocalypse pour les... 1378€ dont sera privé Aubert.
On se demande aussi ce qui peut pousser un jeune député à se délester de 1378€ pour le simple plaisir de... de quoi, au juste?
En 1975, au moment du vote de la loi sur l'avortement, l'Assemblée où il siège aujourd'hui était masculine à 98,4%. Ces hommes, censés représenter le peuple souverain, nous accordèrent, à contrecoeur et grâce à la gauche, le droit de disposer de nos ovaires, de notre utérus. Z'êtes trop aimables, not'bon maître! Julien Aubert vient au monde trois ans plus tard, en 1978 (dix ans après mai 68), et cette année là, l'Assemblée Nationale compte 95,7% d'hommes. Julien Aubert grandit dans un monde où cohabitent cette réalité chiffrée et l'idée communément répandue que le patriarcat est un mythe, genre licorne ou bête du Gévaudan.
Les années passent, le petit Julien devient député en 2012, dans une Assemblée où les hommes occupent encore 73,1% des sièges. Majorité confortable. Il faut croire qu'elle ne l'est pas encore assez, confortable, puisque Julien Aubert ne supporte pas que la Présidente, non pas de l'Assemblée, non, non, non, juste de cette séance particulière, ce jour là, soit issue non pas de la majorité masculine mais de ces nouvelles venues qui culminent à 26,9%. Et ça l'agresse, ça l'indispose, notre godelureau. Il décide d'interpeler systématiquement ses interlocutrices (Sandrine Mazetier n,'est pas un cas unique), au masculin. "Madame LE Président", "Madame LE Député". Avec jubilation. Cynisme? Vous n'y êtes pas! Il invoque, pour parler de femmes au masculin, le respect de règles établies par l'Académie Française.
Ok, parlons-en, de l'Académie. Fondée en 1635 par Richelieu sous le règne de Louis XIII, elle se compose de 40 membres élus à vie par eux mêmes et se renouvelle à chaque décès par le vote des survivants. Cooptation entre pairs, femmes exclues par principe. Louis XIV ne se prend pas encore pour le Soleil, la Révolution n'aura lieu que dans un siècle et demi et le royaume a des frontières qui fluctueront encore beaucoup avant d'en arriver à ses tracés actuels. La France n'est même pas encore francophone, elle ne le deviendra vraiment qu'au cours du XXème siècle et de l'urbanisation massive. La France rurale a pour langues maternelles une infinité de patois, langues locales, langues régionales. Mais le machisme est déjà soigneusement entretenu par les institutions.
Pour autant, en ce XVIIème siècle, la linguistique est loin d'avoir atteint sa subtilité d'aujourd'hui. Un dénommé Bouhours, ecclésiastique et grammairien, déclare ainsi: "De toutes les prononciations, la nôtre est la plus naturelle et la plus unie. Les Chinois et presque tous les peuples de l'Asie chantent, les Allemands râlent, les Espagnols déclament, les Italiens soupirent, les Anglais sifflent. Il n'y a proprement que les Français qui parlent". Il a dû considérablement s'essorer le neurone avant d'émettre aussi brillante assertion, que je ne cite que pour mettre en perspective la compétence ambiante. Pourtant, cela n'empêche ni l'Académie ni les cuistres de l'UMP de fixer pour l'éternité, en vérité intangible, d'autres incongruités de ces "experts" d'un autre temps. En effet, ce même Bouhours écrit en 1675 : "Lorsque les deux genres se rencontrent, il faut que le plus noble l'emporte". Pour les bouchés de la comprenette qui ne saisiraient pas le propos et se demanderaient qui sont les "plus nobles", un collègue, Beauzée, précise en 1767: "Le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle". À l'époque, on ne tourne pas autour du pot: les femmes sont inférieures, et pis c'est tout.
Plus personne, même pas Aubert, n'ose s'exprimer de la sorte aujourd'hui. Ils pensent pareil, mais ne sont pas débiles au point de le dire comme ça. Ils passent le message de manière plus codée. Changent la forme à défaut du fond. Ils veulent bien, comme a dit je ne sais plus quel misogyne contemporain, que les femmes soient leurs égales à condition qu'ils leur restent supérieurs. Et que ça soit eux qui fixent les limites du terrain. L'Académie substitue prudemment au scabreux "Le masculin l'emporte sur le féminin", dont elle s'est longtemps contentée, une circonvolution en mode expert : "Le genre dit couramment masculin est le genre non marqué, (.../...), il a capacité à représenter à lui seul les éléments relevant de l’un et l’autre genre. En revanche, le genre dit couramment 'féminin' est le genre marqué". C'est plus enchevêtré, mais ça revient au même. Deux sexes, un seul genre. Masculin pour tout le monde.
Pour atténuer l'importance de l'Institution, et comme ses membres le reconnaissent volontiers, il convient de préciser qu'une langue se fixe elle même et que les Immortels, loin de la précéder, la suivent. Loin de la créer, ils l'enregistrent. De fait, parce qu'elle est vivante, la langue telle qu'elle est parlée s'impose et exprime déjà la présence des femmes dans l'espace public. La ministre, la présidente, la députée sont nommées ainsi dans la presse, les médias et les conversations. Pourquoi alors une résistance aussi butée ?
C'est que la grammaire n'y est pas pour grand chose. Quand Julien Aubert jouit de répéter encore et encore Madame LE président comme les
images de la vidéo le donnent à voir, il sait pertinemment qu'il est train de se livrer à une agression. C'est pour ça qu'il le fait. La sémantique, la grammaire et l'Académie sont le cadet de ses soucis. Ce qu'il dit à Sandrine, et elle ne s'y trompe pas, il faut le lire entre les lignes. Ça signifie: "Je suis de l'espèce des maîtres et tu es de celle des vaincues. Je vais t'humilier parce que je m'en octroie le droit. Je m'appuie, comme du haut des pyramides de Napoléon, sur quarante siècles d'Histoire. Tu n'es qu'une femme. Tu n'as pas de nom. Tu n'existes pas". Et quand il ajoute: "En français, LA Présidente est la femme du Président", ça veut dire: "Présider fait de toi un homme, et tu devrais en être flattée car en tant que femme tu ne saurais être que l'appendice de l'homme auquel tu appartiens". Voilà les subtiles ficelles qui soutiennent le fragile ego de ceux à qui la simple présence d'une femme sur le perchoir donne des vapeurs.
En d'autres temps, renvoyée à son statut de femelle de l'espèce humaine, sous contrôle masculin intégral, privée de tout moyen de se défendre, Sandrine Mazetier aurait fait ce que les femmes ont fait pendant des siècles: encaisser l'humiliation, faire bonne figure et se taire. Sauf qu'aujourd'hui, Sandrine a les moyens de renvoyer le cuistre à sa misère de provocateur à deux balles. Elle fait appliquer le règlement. Elle le frappe au portefeuille. Fait sauter un quart de son indemnité. Bravo, Sandrine! Personnellement, ça me met en joie. Il est ainsi de minuscules révolutions qui rachètent en quelques secondes des siècles de soumission imposée.
Il y a fort à parier que ni Guaino ni Fillon ne vont si loin dans le raisonnement. Ils ont tout simplement vu une bonne occasion d'apparaître comme des défenseurs de la tradition, de donner pour pas cher des gages aux allumés de la Manif Pour Tous, de marquer des points auprès de l'électorat qui se barre à droite de la droite. Se poser en fermes défenseurs de la naphtaline, c'est toujours ça de pris.
On parle de "féminisation" des noms de fonction. Il serait plus juste, historiquement, de parler de "démasculinisation". Le français féminise spontanément les fonctions et c'est bien une masculinisation volontaire, voulue par les tenants du tout-masculin de l'époque, qui a abouti à cette absurdité qui consiste à désigner une femme au masculin. Dans un article intitulé
"Mme le Président": l'Académie persiste et signe… mollement", Éliane Viennot fait très justement remarquer dans Libération du 24 octobre que: "Ce sont des lettrés partisans de la domination masculine qui voulaient la voir régner jusque dans la langue. Ce sont eux qui ont répété qu'il fallait oublier les anciens usages".
Aujourd'hui ils ne sont plus forcément lettrés. Juste bornés.
Le 12 novembre, la sanction à l'encontre de Julien Aubert a finalement été confirmée par la plus haute instance collégiale de l'Assemblée. Et toc.
Espace commentaire
Elise - Le 10/12/2014 à 04:02
C'est toi la meilleure!
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James - Le 14/11/2014 à 21:28
C' est un vrai plaisir de lire l'écrivaine que vous êtes.
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Moussoux - Le 13/11/2014 à 22:20
Magnifique, j'aime le style d'Isabelle, quelle classe, quel talent, quelle vivacité dans l'expression de l'esprit. Outre un bravo qui peut sembler indigent face à cette éloquence de la justesse, je vais me contenter d'un merci, merci (allez deux), et puis aussi merci d'exister, je t'aime en toute simplicité.
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Isabelle Alonso - Le 13/11/2014 à 22:38
Merci!
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Danielle - Le 09/11/2015 à 22:39
Quelle bonne surprise de vous touver là, par hasard. Un immense plaisir à vous avoir lue. Belles envolées "académiques" ! Ah les jeuneots...nés 10 ans après 68 ! Pff, çà ne nous rajeunit guère... Bises à vous, chère isabelle
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Franck - Le 06/08/2015 à 02:16
"Démasculisation" est plus indiqué... Ne tombez pas dans la "féminiNIsation" d'un texte centré sur la valeur des mots et de leur genre :)
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