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"Écrire la Méditerranée"
Je reçois l'invitation en plein mois de janvier, entre ciel plombé, morosité ambiante et froid de canard. Festival "Écrire la Méditerranée"? À Alexandrie? Jamais mis les pieds en Egypte. Association d'idée: soleil, bord de mer, claudettes, barques sur le Nil et naufrage des papillons de ma jeunesse. Les vacances, quoi. Je ne pense pas plus loin que le bout de mon envie de bronzage, j'oublie mes résolutions de ne plus traîner mes guêtres dans des zones de la planète que la pauvreté rend déprimantes, et j'accepte. Dans un deuxième temps seulement, je me réjouis du thème choisi pour la quatrième édition de cette rencontre littéraire: l'exil. Autant dire ma spécialité. Je néglige le fait que j'ai un manuscrit à rendre, des tonnes de pain sur la planche et un penchant modéré pour l'avion.
Alexandrie, ça commence par cinq heures de vol, trois heures d'attente au Caire, le temps d'acheter un visa d'entrée et de déambuler le long des kilomètres de couloirs qui font le charme des aéroports. Le temps, aussi, de découvrir les acolytes de colloque qui s'apprêtent à prendre le même vol: Maram Al-Nasri, Louis Gardel, Anne Mary, les Perpignanais Emma, Alain et André, du Centre Méditerranéen de Littérature. Puis encore 45 minutes de vol. Atterrissage à minuit. A mon arrivée à Alexandrie, polyglotte que je suis, je demande à un employé: "Where's the luggage gonna be delivered?". Il me répond, du tac au tac: "In English, please!". Ça calme. Je poursuis en "international english", qui fait décortiquer les mots et rouler les R façon Arafat. Approximatif. De plus, dans un pays dont on ne maîtrise pas l'écriture, on se sent vite analphabète, on ne fait pas la différence entre les pubs et les panneaux indicateurs. Mêmes zigouigouis indéchiffrables. Un comble pour une scribouillarde professionnelle. Récupération des bagages. La fatigue commence à se faire sentir. Les douaniers, à l'inverse de chez nous, nous laissent passer en souriant mais farfouillent dans les bagages des autochtones. On sort, enfin. Plaisir du contact avec la tiédeur de l'air extérieur. En montant dans la navette, on se sent proche du délicieux moment où on se glissera sous les draps. On se croit arrivée. Sauf que l'aéroport est à perpète, au bout d'une route riche en cahots et en véhicules bien décidés à faire comme s'ils étaient seuls en piste. Le chauffeur, croyant bien faire, nous met des vieux tubes français. Mais ni Clo-Clo, ni Dalida, nos meilleurs franco-égyptiens (avec Nagui, je sais, mais il ne chante pas...). En revanche, et je n'en crois pas mes oreilles, Sardou, qui menace d'aimer sa dulcinée "à faire trembler les murs de Jéricho". Pitié. La fatigue se double parfois d'une certaine qualité de désespoir...
Je suis exténuée quand je récupère la clé de ma chambre après moult photocopie de passeport et remplissage de fiche. Ici comme partout, l'informatique n'a pas encore gagné contre la paperasse. Où dorment les millions de petites fiches manuscrites, avec des renseignements sans aucun intérêt, et à quoi servent-elles? Mystère de la flicaille attitude. Au moment où je tente d'empoigner ma mini valise, un tout petit monsieur, porteur de son état, se jette sur elle et m'assure qu'il va me l'apporter aussi sec. Je vais protester de ma capacité à la rouler moi même comme je le fais habituellement, mais je lis dans son regard que si les clients se mettent à se passer de lui, il va y laisser son gagne-pain. Il est deux heures du mat, je ne vais pas lancer un débat. Je le laisse donc faire. Je monte dans ma chambre, tente d'ouvrir les fenêtres. Apparemment, les volets sont fermés. Je renonce. On verra demain. Je m'écroule sur le lit sans même enlever ma veste et j'attends. Vingt minutes, autant dire vingt siècles. Mon stock de patience, jamais bien haut, est aussi épuisé que moi. On toque à ma porte. C'est ma valise avec le petit monsieur, qui pose son léger fardeau au sol et un pesant regard sur ma main. Je n'ai pas de monnaie locale, plaidai-je. Il se contente de quelques euros. Ouf. Dodo, enfin.
Je me réveille à sept heures et demie dans le noir intégral. Schwartz black fourré réglisse. Je déteste cette sensation. Comme si j'étais morte. Le trip momie, très peu pour moi. Je me lève, ouvre la fenêtre. Le bruit sourd qui m'a tenu compagnie toute la nuit se fait intense, mais l'obscurité reste totale. Il n'y a pas de volets. Les fenêtres sont juste hermétiquement obstruées par un échafaudage parfaitement opaque. Ce n'est pas une chambre, c'est un sarcophage. Idem dans la salle de bain. Je suis ensevelie telle le pharaon dans sa pyramide. Au secours. Même sans claustrophobie, l'expérience est flippante. Or il se trouve que je suis TRÈS claustro. J'oublie l'idée de finir ma nuit, je bats le record du monde de douche-habillage, façon Chirac dans une maison close, je referme ma valise et je descends à la réception. J'explique à la dame que ma chambre est dépourvue de
daylight et que je veux changer. Elle peut me donner satisfaction. T'as intérêt cocotte, autrement je repars direct à l'aéroport. Elle peut, mais pas avant midi. Génial. Hors de question de me sépultifier dans cette piaule sans jour. Rien d'autre à faire que me réfugier en zone petit déj.
La salle à manger est
fin prête, claire et accueillante, le buffet regorge de couleurs et de parfums. Je m'installe. Ça va s'arranger. On me propose du café. Rien que d'y penser je me sens mieux. On m'en apporte une pleine cafetière à piston. Je me sers, anticipant le plaisir. Le breuvage est à peine chaud. Tiédasse. J'en demande un deuxième. Pareil. Ils le préparent à l'avance ou quoi? Mon séjour alexandrin commence mal, très mal. Moi sans café, je ne fonctionne pas. Je précise au serveur que je l'aimerais (le café, pas lui) HOT, VERY HOT, j'articule avec science: VE-RY-HOT! Il doit y avoir dans ma voix une nuance de détresse qui le touche. Troisième tentative, succès. Ça brûle. Ça fait du bien.
Puis on m'affecte, au quatrième étage, une chambre nettement plus petite, munie non seulement d'une porte fenêtre mais aussi d'un petit balcon qui, s'il n'était à moitié occupé par l'appareil à air conditionné, serait utilisable. L'essentiel est d'avoir accès au jour et même, si je me penche vers la droite, à une vue sur la Méditerranée. Quand même, une chambre aveugle avec cette lumière fabuleuse, ça interroge. Je me demande ce qu'en penseraient Dubrulle et Pélisson, propriétaires de la chaîne dont les portraits figurent en bonne place dans le hall.
L'hôtel Cecil qui nous héberge est un ancien palace en plein lifting, on lui ravale la façade. Ça explique le bruit et l'échafaudage. La déco intérieure, Arts Déco en diable, transporte immédiatement dans les années trente. A l'époque, ça devait foisonner d'espions, de fumeurs de trucs pas encore interdits, de traficoteurs et de femmes perdues tenant compagnie à Lawrence Durell qui séjourna ici. Rien n'a changé. L'ascenseur (voir plus haut) devrait figurer dans les guides. Somptueux. Virant autour de la cage, un escalier de marbre blanc, satiné et rutilant, propre à manger par terre, comme on dit. Les chambres auraient besoin d'un petit coup de frais et de meubles un peu moins imposants, mais le côté vieillot accentue le sentiment de voyager à la fois dans l'espace et dans le temps.
Ragaillardie par le café, c'est le coeur joyeux que je quitte l'hôtel en minibus pour ma première intervention, dans une circulation de folie gérée au klaxon. Alexandrie apparaît comme ces vieux beaux dont on devine la séduction passée. Les immeubles laissent entrevoir, sous les lézardes et les peintures écaillées, leur splendeur d'autrefois. Les trottoirs sont défoncés, le soleil radieux, les vendeurs ambulants stoïques dans les gaz d'échappement. J'ai rendez-vous au Lycée Français, avec les élèves de Première, qui ont lu " L'exil est mon pays". Ils m'offrent un cadeau d'entrée de jeu, sans même savoir si je ne vais pas être chiante comme la pluie. Un carnet à spirale et couverture cartonnée et illustrée. Comment savent-ils que je les collectionne? Adorables. On parle d'écriture, d'enfance, d'exil, et, bien sûr, on déborde vite vers les différences entre hommes et femmes, le voile, l'injustice, le machisme et les chances de succès de la révolution. Ils veulent savoir combien de temps ça va prendre. C'est l'âge de tous les optimismes, de tous les enthousiasmes. Ils sont vifs, intelligents, pleins de rires, de joie de vivre. Un bain de fraîcheur. Que faire sinon les encourager. Je leur dis que l'énergie d'un seul individu peut changer le monde. C'est ce que je crois. Pourvu que les barbus ne gâchent pas leur belle jeunesse. Quand la prof (hommage à elle, qui a si bien balisé le terrain) signale la fin de la séance, on n'arrive pas à se quitter, ils ont encore pleins de questions et j'apprendrai que le débat a continué après mon départ. Gratifiante rencontre, âge béni. Quelques élèves demandent à me rencontrer pour une interview. Ok, je les verrai demain.
Vue en passagère automobile, la circulation apparaît foldingue, mais une familière de la Place de l'Étoile à Paris en a vu d'autres. Vue en piétonne, elle demande une solide vocation de kamikaze. Traverser une avenue, c'est risquer sa peau. Pas de feux repérables, ni de passages cloutés. Les bagnoles foncent, se doublent et se font des queues de poisson en klaxonnant à qui mieux mieux. La vue d'un piéton leur stimule l'accélérateur, plein gaz. Pour franchir de tels rapides, il faut attendre une accalmie relative et se lancer avec une souplesse de torero face à un
embiste, mais sans la cape. Sueurs froides et chaud aux miches.
En plus des voitures folles, la promeneuse affronte le regard des mecs. De quoi se sentir comme un perdreau le jour de l'ouverture de la chasse. Relou de chez plombant. Je vais m'asseoir sur le muret qui court le long de la plage avec ma nouvelle pote la poétesse Syrienne Maram Al-Masri, dont le très raisonnable décolleté laisse entrevoir un peu d'épiderme. Un marchand de glaces se donne la peine de rebrousser chemin pour venir lui parler, en arabe évidemment. Je la vois qui referme sa veste. Elle me traduit. Il vient de lui dire de faire attention, en Égypte on ne peut pas se promener dans cette tenue. Je lui dirais bien de s'occuper de son cul, mais le temps d'apprendre la langue ses glaces auront fondu. Il a parlé sans méchanceté, en souriant, pas hostile un brin. Il ne veut que le salut de cette béotienne. La femme est l'avenir de l'homme et l'avenir de la femme le col roulé. La propension des hommes à contrôler les femmes est pathologique, mais d'une intensité variable. Ici, on atteint des sommets, avec cette sollicitude souriante, sincère, qui les pousse à te venir en aide, pauvre petite chose que tu es, pour le moindre mouvement. Ainsi, un des employés de l'hôtel, ne trouvant rien à porter pour moi, ni sac ni valise, fait un geste pour porter... mon portable, c'est tout ce que j'avais en main. Difficile à accorder avec la vision fréquente de couples marchant dans la rue. Lui, léger, en chemise, les mains vides. Elle, voilée, couverte, entravée, portant à la fois un ou plusieurs sacs et un enfant.
Les passante sont voilées, beaucoup plus que les années précédentes d'après mes collègues de colloque. Quelques rares exceptions se baladent chevelure au vent. Compensées par à peu près autant de porteuses de voile intégral, avec gants et même parfois lunettes noires. La totale. Tarik Ramadan et ses petits camarades doivent être contents, ils peuvent mesurer leur influence au nombre de femmes bouclées dans l'apartheid textile. Le Moyen Âge est sauvé. Des vies gâchées parce que d'aucuns prennent plaisir à contrôler la vie d'autrui. Quelle plaie. Ne pas pouvoir profiter de sa propre vie parce que des frustrés sont allés chercher dans des textes antiques la justification de leurs abus et de leurs violences. Tristes sires. On se sent impuissante face à une telle marée de merde. Une vieil Alexandrin est navré de me raconter que dans les années 70, il allait à la plage avec ses ami-e-s, et que personne ne faisait particulièrement attention aux filles topless.
La très longue plage qui court en cercle autour de la baie comme un anneau dont le phare fut le diamant (je ne suis pas la dernière pour les images touristiques) offrirait une bonne occasion de se détendre les pieds dans l'eau si elle n'était recouverte d'un tapis de détritus, sacs plastique, épluchures, tessons, canettes... Quelques familles font contre mauvaise fortune bon coeur et y installent leurs chaises pliantes et parasols. Mais dans l'eau, qui doit être bien frisquette en cette mi-avril, seuls des garçons s'ébrouent. Dame, pour se baigner, faut se mettre en maillot et là tout se complique pour la moitié maudite de l'humanité. Debout les damnées de la plage, debout les forçates du grand bain! Profitez du site sublime où il vous a été donné de vivre! Virez vos fringues! Larguez les voiles! Courez dans les vagues! Saoulez-vous de vent, d'écume et de soleil! La peau à l'air et le coeur en fête! Vibrez de liberté, de légèreté et d'insouciance! Si Dieu existe il ne peut pas vouloir autre chose pour vous! Mais non. Elles restent sagement assises, surveillées, accablées.
Maram m'explique qu'un voile ne peut empêcher une femme d'être brillante et moderne. Je sais bien. Les dictatures politiques, militaires, religieuses, sexuelles ou textiles, ne suppriment pas le talent. Elles empoisonnent la vie, nuance. Face à la montée de l'intégrisme, à la lame de fond de dégueulasserie qui est en train d'engloutir les merveilleux printemps arabes, je ne peux que penser au désespoir des Républicains Espagnols quand ils comprirent jadis que rien ne viendrait les sauver, que le piège se refermait sur leur vie sans rémission. Tant de souffrance pour rien. Aujourd'hui les enfants des franquistes baisent, divorcent, mènent une vie qui les aurait jeté en prison un demi siècle auparavant. Un demi siècle n'est rien au regard de l'Histoire. Dans une vie humaine, ça fait un méchant trou.
Maram a un long parcours. Elle a fui son pays, vit désormais à Paris où elle promène son spleen et son sourire de petite fille qui en a un peu trop vu. Elle écrit et dit des poèmes magnifiques de simplicité, de tendresse et de chagrin. Elle a au Caire un neveu de vingt deux ans, qui a fui lui aussi, peu désireux d'accepter la gentille invitation à servir les couleurs de Bachar-Al-Hassad. Il est venu rejoindre sa tante pour ces quelques jours de légèreté. Elle le couve d'une attention toute maternelle. Espérons qu'il réussisse à venir en Europe. On voile les filles, on envoie les garçons au casse-pipe. Alternative du destin proposé aux jeunes: mort lente ou mort explosive. Et on voudrait que j'arrête de boire.
Et il y a le choc. La visite à la Bibliothèque. On nous a conviés à une visite spéciale. Nous y allons à pied depuis l'hôtel. Après une douzaine de minutes dans le vacarme des klaxons, l'impuissance des agents qui ont perdu toute autorité, la pollution des gaz d'échappement, la triste vision des femmes voilées et le plomb des regards masculins, nous touchons au but. Puis petite séance de bureaucratie sécuritaire, il faut laisser son sac à la consigne, passer des portails détecteurs de mauvaises intentions, tout ça. Ils ont peur des attentats et on les comprend. Vient le moment magique où on se trouve à l'intérieur, dans l'extraordinaire volume imaginé par des architectes à la hauteur de leur mission, qui n'ont rien laissé au hasard, tout pensé avec minutie. Tant de beauté et d'harmonie saisissent le coeur. Je ressens une telle émotion que les larmes me montent aux yeux, sans déc. Je n'en reviens pas moi même. Le lieu est habité par des milliers d'années de savoir alors qu'il fut inauguré en 2002. C'est un temple, un paradis. Un prodige de technologie, de mémoire, de cette tradition qui, contrairement au voile qui aveugle, éclaire le chemin des vivants. Ici, on vient chercher, apprendre, se nourrir de ce que nos prédécesseurs ont cultivé. Et se rendre capable de transmettre. L'humanité dans ce qu'elle a de plus beau. Je me sens hypnotisée, ivre. Le guide nous communique son enthousiasme dans un français parfait. A la sortie, il me faudra un café (délicieux, ici) face à la mer pour reprendre mes esprits.
Sur l'esplanade, devant la bibliothèque, nous sommes accostés par des étudiantes, munies d'un magnétophone.
-Acceptez vous de répondre à quelques questions?
- Bien sur!
- De quel pays venez vous?
- France.
Sourires. On est populaires par ici, nous les Français. Ou alors ils aiment les étrangers en général.
- Comment trouvez vous la bibliothèque?
- Sublime.
- Et Alexandrie?
- Circulation sauvage et trop de voiles sur les femmes.
Elles éclatent de rire.
- Oui! Beaucoup trop! Merci de le dire! Mais on a pas dit notre dernier mot!
Elles sont toutes voilées. Qu'on ne vienne pas me dire que c'est par conviction. Elles cèdent à l'intimidation ambiante, pour avoir la paix.
Autre signe des temps: au restaurant de l'hôtel, pas d'alcool. Au moins dans la journée. La nourriture est délicieusement méditerranéenne, autant dire insurpassable. Les serveurs mettent longtemps à s'intéresser à nous. Mais une fois qu'ils nous ont servis, ils font preuve d'une foudroyante rapidité pour desservir. Poser sa fourchette c'est s'exposer au retrait immédiat d'une assiette à moitié pleine. A l'heure du thé, on se retrouve au bar du Cecil avec Emma (du CML) et Anne (de la BNF), on va prendre un verre d'après conférence. Ont-ils du vin? Oui! Le serveur nous conseille du vin égyptien. Ça a l'air de lui faire vraiment plaisir. Essayons. Comment dire? J'ai connu des Destop moins râpeux.
Le lendemain soir, après dîner cette fois ci, nous obtenons la liste de ces boissons qu'on ne sert apparemment qu'en soirée. Courte mais correcte. Bière et whisky, berk. Mais aussi champagne. Vraiment hors de prix, même pour une addict dans mon genre. Des Martini feront l'affaire. Le serveur, pas le même qu'hier mais très sympa aussi et joli garçon de surcroît, prend note. Revient dix minutes après, les mains vides. "Blanc ou rouge?" Rouge. Ok. Il repart. Encore dix minutes et le revoilà, toujours bredouille. "Avec des glaçons?" S'il revient nous demander si on le veut dans un verre, une coupe ou une chope, je crie. Mais non. Cette fois ci, il a un plateau. Sur le plateau, trois grands verres, fins et très hauts. Vides? Non! Dans le fond, cinq millimètres du brun breuvage. Je frise le fou rire. Pas besoin de boire pour être saoulée, c'est l'avantage. C'est la dose normale, assure-t-il. Maram, qui nous a rejoint et ne boit que du thé, fait des remarques en arabe au serveur, je suppose qu'elle a un peu honte des ravages que leur parcimonie pourrait provoquer sur leur image. Il suffit d'un détail pour ruiner une réputation. Nous, on s'en fout. Suffit de bégayer de la commande. C'est ma tournée!
Retour. Au Caire, à l'aéroport, il me vient à l'esprit que si j'ai acheté des cartes postales et les timbres qui vont avec, j'ai oublié de les poster. Comme d'habitude. Je suis la reine du retour à la maison avec mes cartes affranchies au fond de mon sac. Des fois j'en ai marre de moi. Je suis en salle d'embarquement, pas de boîte aux lettres dans le secteur. Je cherche une solution. Je me propulse vers le portique de sécurité ou deux employés, un homme et une femme, sont préposés à la fouille au corps au cas où le bidule sonne. A noter, d'ailleurs, la décontraction des Égyptiens sur la question: ici il y a des portiques partout, on ne peut pas dire le contraire, mais on prend ça avec sérénité. Pas besoin de sortir son ordi du sac, ni le sachet transparent avec les affaires de toilette, on garde ses chaussures et son ceinturon. On laisse le sac sur le ruban, et on passe. Et ça sonne. Une dame fait mine de chatouiller sous les bras et c'est ok. C'est à cette femme que je demande si elle peut me rendre service. Elle me fait signe de m'adresser aux flics, un peu plus loin. J'insiste, lui montre mes cartes toutes timbrées en lui demandant si elle peut juste les poster. Elle tombe en arrêt devant le timbre, que j'ai trouvé très beau. Elle aussi apparemment. Elle désigne le personnage qui y figure:
- Vous savez qui c'est?
- Bien sûr, c'est Nasser!
Son visage s'illumine.
- Vous le connaissez?
- Je le connais et je l'adore! Un grand homme!
Elle me fait un sourire ravageur. Je crois savoir
pourquoi. Elle me prend les cartes.
- Bien sûr que je vous les poste!
- Merci!
- Merci à vous!
Choukrane, sister. Probablement voilée de son plein gré, elle aussi....
Et la conférence, dans tout ça? Bien, bien, belles rencontres. Mention spéciale pour le fascinant Wadji Mouawad, son élégant désespoir et ses blagues pourries. Et pour Anne Mary, incarnation du feu sous la cendre, conservatrice (elle dit conservateur, nobody's perfect) à la BNF, discrète créature démunie de portable (ça existe!) dont la tranquille passion qu'elle a mis à parler de l'austère Edmond Jabès m'a donné envie de le lire. Et tous les autres qui ont illuminé de leur parole notre expérience commune. L'exil n'est pas qu'un pays. Il est aussi un regard partagé.
Pour leur complicité immédiate et festive,
un fuerte abrazo au clan des Perpignanais, Emma, Alain et André (alias Bob) à Minna Sif et ses histoires de visa, au délicieux Louis Gardel ainsi qu'au tandem Maram et Bourhane. Conclusion? Rien de tel qu'un séjour dans un pays aussi béni des dieux que ravagé par la connerie de ceux qui parlent en leur nom pour me donner envie de rentrer. Maison! D'ici, la crise, la pub, la pluie, les manifs brun-rose, le canasson dans les raviolis et les planqués fiscaux apparaissent comme les joyeux désordres de la démocratie, féconds et salutaires. Pour un peu on s'attendrirait des rodomontades de Frigide, des magouilles de Copé et des blagues de Bigard. Râleurs, buveurs et mécréants, je suis des vôtres.
iA!
Espace commentaire
clara - Le 11/02/2014 à 20:19
Demain matin j'ai décidé de présenté votre livre "l'exil est mon pays " c'est un livre formidable .. je suis très fière le faire connaitre a mes camarades et a ma professeur de français . clara , classe de 3 eme .
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Isabelle Alonso - Le 12/02/2014 à 21:43
Génial! Merci! Ça s'est bien passé? Raconte!
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yolande drizet LFA - Le 21/04/2013 à 17:41
Merci du fond du coeur Isabelle pour cette intervention au LFA et pour le commentaire ci-dessus. Une super rencontre pour mes élèves et moi! Te croiser à chaque conférence a été un vrai plaisir!
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pierre - Le 31/05/2013 à 15:05
un régal!
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Sam - Le 20/04/2013 à 17:17
Bonjour Isabelle. Magnifique billet ..
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Angèle - Le 20/04/2013 à 17:52
Magnifique...Verra t on un jour un livre regroupant ts les textes des chroniques ? J attends...j y crois...merci pour ces moments partagés!
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Isabelle Alonso - Le 21/04/2013 à 12:53
Merci!
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Heno de Pravia - Le 20/04/2013 à 18:50
Que de passionnantes impressions partagées ! On aurait voulu que ça ne s'arrête pas...! Merci ! HP
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Maram al masri - Le 20/04/2013 à 20:31
Chère Merci pour l amour que tu porte au monde .c était une vrais joie de partager avec toi ce voyage .
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