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Espagnols de l'armée en déroute

Brunete, Madrid, Guadalajara, Belchite, Teruel... Ces noms de victoires républicaines pendant la guerre civile espagnole (1936-1939, ça nous rajeunit pas...) ne disent plus rien à personne, hormis à quelques anciens combattants et aux survivants qui commencent à se faire rares. Ces noms, pourtant, figuraient sur les premiers tanks (halftracks, plus exactement) qui, au matin du 25 aout 1944, entrèrent dans Paris. Ce Paris libéré dont parlera de Gaulle le soir même au balcon de l’Hôtel de Ville le fut aussi, et en premier, par des soldats républicains qui avaient fait dix ans de guerre non stop, de 36 à 45. Les premiers libérateurs de Paris parlaient espagnol. Qui le sait ?


Aujourd’hui, 25 août 2004, on célèbre le soixantième anniversaire de la libération de Paris. Pour la première fois de ma vie, je lis dans la presse des articles sur la participation de ces combattants républicains espagnols à l’événement. Pendant soixante ans (soixante !), silence abolu sur cet épisode dont moi je connais les détails depuis toujours. Pendant toute mon enfance, à cette même date, il se trouvait mon père, ou ma mère, ou n’importe lequel de mes oncles ou tantes pour nous raconter l’héroïsme de ceux qui ne s’avouèrent jamais vaincus, qui organisèrent la résistance contre les nazis en France, avec l’espoir que la victoire des alliés emporterait la dictature de Franco avec celles d’Hitler et de Mussolini. Les résistants espagnols, à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières de la péninsule, risquèrent leur vie pour rien. Chacun sait que la Victoire de 1945 balaya Hitler et Mussolini mais permit à Franco, tyran et assassin, de rester en place et de ne mourir qu’en 1975, dans son lit. Les Républicains espagnols, trahis, abandonnés, oubliés, font partie des grands cocus de l’Histoire. Je suis la fille de deux d’entre eux. Fille de cocus. Drôle de départ.


Malgré les épisodes glorieux que me racontaient mes parents à la maison, être Espagnol n’a jamais constitué une source de prestige. Du moins pendant toute mon enfance. En France. Il a fallu dix ans de movida, après la mort de Franco, pour que dans l’esprit des Français, l’Espagne entre enfin dans la modernité. Qui savait que les femmes espagnoles ont obtenu le droit de vote en 1931, treize ans avant les Françaises ? Qui savait que la vie culturelle dans l’Espagne des années trente était à l’avant garde et qu’il a fallu beaucoup exiler et beaucoup assassiner pour la faire taire ? Qui savait que beaucoup d’Espagnols sont des athées férocement anticléricaux, et que les plus grands pourfendeurs de la tauromachie sont les Espagnols eux mêmes ? Personne. Castagnettes, robes à pois et soleil pour pas cher suffisaient à définir le typical spanish cher aux touristes anglosaxons.


A la maison, décrits par mes parents, les Espagnols étaient des conquistadors courageux qui avaient découvert l’Amérique. Des explorateurs audacieux qui avaient laissé leur marque de l’Alaska à la Terre de feu. Des marins combatifs qui n’avaient été défaits que par la force d’un ouragan. Des insoumis, des indomptables, qui avaient inventé la guerrilla, infligé à Napoléon sa première défaite. Des génies de la littérature et de la peinture, des combattants exemplaires de courage et de loyauté et avec ça joyeux drilles, d’un humour ravageur et toujours prêts à faire la fête.


Mais à l’école, ils devenaient les féroces prédateurs des gentils indiens. L’invincible armada avait été la victime ridicule d’une pauvre tempête. Napoléon était un grand homme. Ceux des compatriotes de mes parents qui vivaient en Espagne m’étaient présentés comme des bigots arriérés croupissant sous la férule d’un militaire médiocre, arrogant et court sur pattes. Et ceux qui passaient la frontière, bonnes à tout faire ou concierges à accent, apparaissaient comme une légion de domestiques, bien contents de venir manger le pain des Français.


Les livres d’anglais utilisés dans l’enseignement secondaire parlaient de Mr and Mrs Martin, qui vivaient dans un joli cottage, travaillaient dans un bureau et partaient en wekend dans leur berline familiale. Les livres d’espagnol, décorés de photos, noir et blanc, de bourricots exténués, de moissons faites à la main, de moulins à vent vieux de plusieurs siècles et de quelques saisissantes photos de corridas (l’espagnol est toujours un peu sanguinaire, voyez vous...) donnaient de l’Espagne l’image d’une succursale du Moyen Age. Il fallait une solide dose d’orgueil et de défi pour assumer, après ça, des origines ibériques. Si l’envie m’avait pris de chercher à les dissimuler, nul doute que mon patronyme, mon teint d’olive et l’accent de mes parents m’auraient immédiatement trahie.


Depuis la mort du dictateur, le retour de tout un peuple au droit d’exister a changé la donne. On est désormais fier d’être espagnol, ou en tout cas, bien content. L’huile d’olive, l’ail et le gaspacho sont devenus tendance. Et même les calamars dans leur encre, délice entre les délices, mais dont la couleur de nuit faillit faire évanouir d’horreur une de mes copines de CM2, passée à la maison récupérer un cahier. Le vent a tourné. La honte a disparu. Le mépris tombe sur d’autres. On me fait bien encore de temps en temps une fine plaisanterie ancillaire sur l’accent des concierges, on m’appelle encore parfois Conchita, mais je ne lis plus dans les regards cette nuance particulière que donne le sentiment de supériorité de celui qui se croit doté du bon pedigree. Il n’empêche que je me souviens.


Je me souviens assez pour comprendre de l’intérieur ce qui se passe aujourd’hui, pour d’autres. Qui vivent la même chose. Qui viennent d’un pays ou d’une culture que les autochtones se sentent autorisés à mépriser. S’appeler Aïcha ou Mohamed aujourd’hui ne doit pas être très différent de s’appeler Mercedes ou Ramon il y a trois décennies. Il y a d’abord, au quotidien, la violence des regards. Avant même qu’une parole soit prononcée. La double culture, si les deux cultures sont perçues comme égales, est une richesse et un épanouissement. Qui vous apprend qu’il y a toujours plusieurs points de vue, et qu’il faut en tenir compte. Qui vous apprend, dès le berceau, la tolérance. Mais quand, des deux cultures dont on est issu, l’une est considérée comme inférieure à l’autre, la double culture devient source de malaise, de souffrance. De honte. Avoir honte de ce que l’on est provoque la blessure première. D’autant plus profonde qu’on est petit-e quand on la reçoit. La suite est prévisible. On ne peut lutter contre la honte qu’en donnant aux enfants des cultures méprisées la connaissance de leurs origines. Et la fierté. Que l’on sache, parce qu’elle est enseignée à tous les enfants, dès l’école, la grandeur de la culture arabe, la richesse des cultures africaines. Ça ne résoudra pas tout ? Non. Mais apprendre à marcher la tête haute, ça change la vie.



06
Sep 04


Espagnols de l'armée en déroute


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