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Et si les filles...

Et si les filles incendiaient les voitures ?


Des milliers de voitures en feu, et les média oublient la grippe aviaire qui, il y a seulement une paire de semaines, allait nous exterminer. La banlieue hurle, les politiques s’affolent, Sarkozy, le roi de la sécurité, en est baba comme deux ronds de flan. La banlieue, ça fait des années qu’on dit que ça va péter, et de temps en temps, ça pète. Les années 80 et 90 sont semées d’émeutes comme le chemin du Petit Poucet l’était de cailloux blancs : les Minguettes, Vénissieux, Villeurbanne, Vaulx-en-Velin, Mantes-la-Jolie... Aujourd’hui les média ont renoncé à citer les noms des villes concernées pour ne pas alimenter l’effet d’incitation des incendiaires batteurs de records.


La révolte n’est ni pensée, ni structurée, ni alimentée par une conscience politique précise. Elle n’est pas davantage liée à un événement particulier. Certes, la mort des deux ados dans un transformateur a mis le feu aux poudres, mais depuis des années on ne compte plus les bavures, les sabotages, les multiples agressions quotidiennes. Un jugement moral sur les émeutiers ne fait guère avancer les choses. On peut s’identifier aux propriétaires des voitures brûlées, déplorer que les victimes des émeutes sont les habitants des cités, ceux là même qui se prennent de plein fouet la violence sociale, mais il faut aussi essayer de comprendre. Si on continue à pondre avec la régularité d’un métronome gauche-droite des plans pour les quartiers, on continuera à récolter des incendies qu’on fera semblant de n’avoir eu aucun moyen de prévoir...


Les émeutes actuelles ressemblent aux jacqueries du moyen âge. Un trop plein de ressentiment, une flambée de violence, une frappe symbolique, une répression efficace sur le moment. Jusqu’à la prochaine fois. On ne résout pas le problème. On ne le pose même pas. On rafistole. Et, invariablement, ça recommence.


On nous serine que l’ordre établi doit être respecté. Certes. Mais pour respecter l’ordre établi, il faut se sentir respecté par lui. Condition sine qua non en démocratie. Quand on a quinze ans, aujourd’hui, dans une cité, que voit-on de la société ? Tous les adultes peuvent se poser la question. Comprendre n’est pas excuser. Un beur entre quatorze et dix huit ans, dans une cité d’aujourd’hui, est une bombe sur pattes. Il est le fils et le petit fils de ces immigrés, humbles et bien élevés qui rasaient les murs, ne se faisaient surtout jamais remarquer, et se tapaient tous les boulots chiants et mal payés dont les français ne voulaient plus. Qui rêvaient pour leurs enfants d’une vie meilleure, d’une vie comme tout le monde, ni plus ni moins. Une vie de simple citoyen, mais de citoyen à part entière. Ils se disaient probablement que le racisme ambiant, les regards et les attitudes de mépris n’auraient qu’un temps et mourraient de leur belle mort une fois que les Français moyens se seraient habitués. Question de patience, et de la patience, ils en avaient. Ça leur a rapporté quoi ? Le chômage est arrivé. Les premiers à morfler dans ces cas là, ce sont les plus pauvres. Les immigrés, hommes et femmes, les moins qualifiés. Le chômage, ça fait trente ans que ça dure, c’est devenu structurel. Pas moyen d’y échapper, n’en déplaise aux pourfendeurs de faux chômeurs. Pendant ces trente ans, les cités radieuses des années soixante sont devenues des ghettos. Concentration de pauvreté, d’isolement. Les parents pauvres, c’est l’addition d’un père sans travail, socialement castré, et d’une mère écrasée de boulot dont les garçons apprennent très vite à mépriser la féminité. Pour être respectés par leurs propres enfants, les parents des cités ont fort à faire. Cn attend de ces enfants qu’ils obéissent à leurs parents que toute la société méprise.


L’école échoue pour tout un tas de raisons mille fois débattues, jamais combattues. Les enfants en échec scolaire ne sont plus élevés par l’institution, mais par la rue et la télévision. La rue, avec ses bandes, son rapport de forces immédiat, le recours systématique à la violence, enseigne la loi de la jungle. La télé, avec des valeurs frelatées de la gagne et du fric, donne à voir en permanence un monde mythique, hors d’atteinte : les footballeurs qui gagnent des fortunes en jouant au ballon, des chanteurs en herbe qui travaillent ensemble toute la semaine et qui le weekend se réunissent pour en éliminer un, mort aux vaincus. D’innombrables émissions décrivent avec complaisance le niveau de vie des milliardaires, leurs yachts, leurs villas, leurs palaces. Saupoudrez le tout avec de la pornographie, qui montre mille manières d’humilier et de mépriser les femmes, ces mêmes femmes qu’ils sont censés respecter dans leur famille, dans les immeubles, à l’école. La rue dément les valeurs des parents. La télé dément les valeurs de l’école. Qui a le dernier mot ? L’instruction civique ou la starac ? Maman ou Nique-ta-mère ? A votre avis ? Quand ils sont en groupe, les garçons deviennent, littéralement, des petits barbares. Sans foi ni loi. Avec un vocabulaire restreint au minimum vital et aucune notion du bien et du mal. Des enfants qui font trembler les adultes. Et qui font vivre les filles dans la peur et la violence.


Quand ces petits barbares agressent, violent et tuent des filles, on n’en entend peu parler, et uniquement sur le mode compassionnel. Jamais la moindre analyse politique de cette violence là. Il ne se passe rien. Pas de ministre qui se déplace, pas de mobilisation médiatique, pas de moyens de lutter contre les agressions permanentes. Quand on incendie des bagnoles tout le monde s’émeut, monte au créneau. Les filles, elles, sont seules. Celles qui réagissent et portent les affaires devant les tribunaux sont menacées, intimidées, leur famille contraintes au déménagement. Faudra t-il que les filles, pour être entendues, se mettent à casser, incendier, agresser ? Doivent-elles comprendre que les valeurs guerrières ancestrales qui ont fondé notre société sont toujours vivaces sous un maquillage trompeur de justice et d’égalité affirmées, jamais appliquées ? Réussiraient-elles à faire reculer l’insondable mépris dont elles sont l’objet en se mettant à tout casser ? Tant de femmes détruites, tant d’injustice et jamais elles ne passent à la violence. Cette violence qui est la condition unique du respect dans notre système de pensée marqué au fer rouge par le machisme.


Aux infos, les images nous montrent des flics caillassés par des ados qui incendient les voitures de leurs parents. Flics, enfants, parents : que des prolos dans les émeutes ! Pendant ce temps, dans les beaux quartiers, on dort tranquille. Comme à Versailles début juillet 1789. La violence sociale permanente qui accable les pauvres est passée sous silence par les tenants du tout répressif. Ils ne voient de la violence que les flammes des voitures. Ils refusent de voir la lente et pourrissante désagrégation des rapports sociaux en régime libéral. On peut se demander si la seule possibilité de s’affirmer qu’on laisse aux hommes pauvres est le droit de mépriser les femmes. Comme toujours, comme partout, en fin de compte ce sont les femmes qui payent le tribut le plus lourd. Et tout le monde s’en fout.


L’inénarrable de Villiers veut faire donner la troupe, et tirer à balles réelles ! Je subodore qu’il trouverait d’autres solutions si ses propres enfants étaient menacés.


Ce dont les pauvres ont le plus besoin, avant l’argent, c’est de respect et de considération. Tout ce qu’on leur nie à longueur de temps. En employant le mot racaille, le mot karcher, Sarkozy leur a refusé ce dont ils ont la faim la plus aigue. Ça lui est revenu en pleine poire.


Raffarin ne voyait dans les subventions accordées aux banlieues par les socialistes que des dépenses inutiles, incompatibles avec ses compressions budgétaires. Ce qui a eu pour effet d’accroître l’exaspération ambiante. Finalement, ça coûtera plus cher que le maintien des subventions, ce qui ne manquera pas de chagriner les épiciers qui nous gouvernent.


Villepin annonce que les maigres subventions, supprimées quand les banlieues étaient tranquilles, refusées aux associations qui luttent au quotidien dans le calme, vont revenir. Pourquoi ? Parce que les petits jeunes ont cramé des bagnoles. Que voulez vous qu’ils comprennent ? Que la violence paie. Que la violence fait revenir des subventions que le respect des normes avait vu disparaître. Quel terrible aveu de courte vue, d’impuissance, de connerie. Ces dirigeants nous mènent droit à la cata. Il fut un temps où gouverner c’était prévoir. Maintenant c’est raccomoder les trous qu’on a fait soi même.


Les enfants et petits enfants d’immigrés, tout français qu’ils soient devenus, vivent aujourd’hui dans un contexte d’humiliation permanente. Ce qui se dit de la colonisation, de la guerre d’Algérie, du conflit israelo-palestinien, le racisme à l’heure de se loger ou de trouver du travail, les contrôles d’identité plus souvent qu’à leur tour déclinent à l’infini une dévalorisation systématique, un mépris constant. Leur a t-on transmis autre chose que le culte des vainqueurs et de la violence ?


Que faire, à part la révolution ? Il est rare dans ce pays qu’on obtienne la satisfaction des revendications sociales autrement que par un rapport de forces directement physique, dans la rue, face aux flics. C’est notre style. On peut aussi poser la question de la redistribution sociale. Envisager que le coefficient multiplicateur entre les plus bas et les plus hauts revenus reste dans une fourchette supportable pour la base de la pyramide sociale. On peut considérer comme normal qu’un patron ou un actionnaire gagne plus qu’un ouvrier ou un employé. Combien ? Dix fois plus ? Cent fois plus ? Mais quand on atteint des disproportions absurdes, quand un parachute doré peut atteindre 1500 années de smic, le système social ne peut que craquer aux entournures. Hier les patrons étaient des entrepreneurs, qui prenaient des risques. Aujourd’hui ils sont des cracheurs de dividendes, chargés de presser soigneusement le tube de dentifrice pour que les actionnaires aient de quoi brosser leurs milliers de dentiers de requins jusqu’à la fin des temps sous les yeux ébahis de la foule qui finit, forcément, par avoir les crocs... La paix sociale, c’est quand il y a du dentifrice pour tout le monde.


Mais il faudrait que ceux qui profitent du système, qui l’imposent et l’organisent, mettent une limite à leur insatiable voracité. C’est pas gagné. D’autant moins gagné que les patrons et les actionnaires qui mènent la danse dans le monde d’aujourd’hui ont non seulement le pouvoir, mais aussi les moyens d’échapper à la loi. Les lois sont nationales, les moyens d’y échapper planétaires. La mondialisation, c’est d’abord la possibilité pour les nantis de localiser activités et profits dans les endroits les plus favorables. C’est à dire pas ici, où on leur demande de partager le gâteau, même en parts inégales. Eux, ce qu’ils aiment, c’est ne pas partager du tout. Avec des salaires chinois et des comptes en banque caïmans, on peut pomper le corps social en toute impunité. La violence fondamentale est là. Les émeutes n’en sont que les produits dérivés, secondaires, réactifs. La cupidité des actionnaires et de leurs sbires n’a pas de limites. Auraient-ils de quoi satisfaire leurs envies les plus extravagantes pendant trente générations qu’ils chercheraient encore à en rajouter. Et les média de masse de nous démontrer en long en large et en travers que le libéralisme est le seul et unique système économique qui fonctionne... Pour qui ? A quel prix ? S’ils n’y prennent garde, ce ne sont pas quelques centaines de voitures qui vont partir en fumée. C’est la totalité de la société qui va nous exploser à la figure. Et ça ne me fera pas pleurer. Il y a des limites à l’obscénité.


Deux solutions : affronter le problème à bras le corps, ou changer la devise de la République. La remplacer par : Cupidité, voracité, dividendes.

06
Nov 05


Et si les filles...


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