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Il ne passera pas par moi
Comme beaucoup de gens il me semble, j'ai été élevée par des gens qui mettaient dans le même panier la nourriture et les livres. Non qu'ils donnassent dans la métaphore ampoulée style "livres, oxygène de l'esprit" mais plutôt dans un principe moral de base qui veut que quand on commence quelque chose on le finit, que ce soit une soupe aux vermicelles (beurk) ou un roman de Jules Verne (désolée, je n'ai jamais été fan, je préférais la comtesse de Ségur...). Je m'y tenais, et ça me coûtait...
Puis j'ai grandi et j'ai fini par considérer que si je n'avais plus faim, je pouvais abandonner un plat pourtant attaqué dans l'enthousiasme, et même jeter un reste de gâteau qui était aussi bien dans la poubelle que sur mes hanches. En ce qui concerne les livres, c'est Daniel Pennac qui me sauva. Je me souviens l'avoir déclarer à la télé, il y a très longtemps, quelques chose comme (je ne garantis pas les termes exacts, ça remonte à loin, mais je garantis l'effet que ça me fit): si un livre vous ennuie, si vous ne l'aimez pas, vous n'avez rien à vous reprocher, ce n'est pas votre faute mais celle de l'auteur qui n'a pas su vous accrocher. Un livre est à votre disposition, vous pouvez le corner, l'annoter, le plier, l'abandonner, en faire ce que vous voulez, il est à vous. Le Livre tomba ce jour là de son piédestal et je ne l'en aimais et respectais que plus. Je me mis à lire en liberté et ce sentiment joyeux ne m'a jamais quittée.
Au début du confinement, il y a eu un petit mouvement sur les réseaux sociaux, qui n'a heureusement pas duré et qui demandait que les librairies soient classés comme pourvoyeuses de produits de première nécessité, au même titre que pharmacies et supérettes, et échappent ainsi à la fermeture. Qu'elles restent ouvertes et nous sauvent! Ça m'a fait l'effet d'une imposture, une pose, genre je suis tellement accro à la lecture que me passer de livres me condamnerait à une agonie pire que le corona, à un lent dépérissement, une asphyxie, bref, j'en mourrais, si, si. Bon. On enlève le nez rouge, on remet les confettis dans sa poche et on arrête la déconne.
Pendant des années j'ai estimé qu'un livre, ça se garde. Et donc, je gardais. Et j'accumulais. Arriva un moment où il allait me falloir choisir entre cesser d'accumuler ou dormir sur le palier. Et je compris que les livres, c'est comme le sang: faut que ça circule. Faut que ça vive! Alors je me lançai dans le tri, comme sans doute tous mes semblables qui ne disposent pas de trois cent kilomètres de rayonnages... Sélectionner ceux dont il est hors de question de se débarrasser, car on les lit encore et pendant des années. Il y a aussi ceux qu'on garde parce qu'on les a tellement aimés qu'ils se sont fondus à notre vie, même si on ne les relit pas forcément. Et il y a les autres. Qu'on a lus et qu'on ne relira pas. Qu'on a lu à moitié, ou au quart, et bof... Qu'on a carrément détestés (si c'est un Zemmour, z'avez le droit de jeter à la broyeuse...). A l'époque, j'avais commencé par faire un grand tas dans le local courrier de mon immeuble, avec un petit panneau: "servez vous". Ils disparurent très vite. Puis je pris l'habitude de faire des paquets de quatre et j'allais les poser sur le banc de l'abribus à côté de chez moi. Je le fais toujours. Ils trouvent preneur en quelques minutes.
Pourquoi je vous raconte tout ça? Parce que malgré toute cette politique de gestion de stocks, je dispose encore, à l'heure qu'il est, d'une réserve de livres que j'ai envie de lire et que je n'ai pas encore lus. Ils forment une respectable pile à côté de ma table de chevet. Je ne dois pas être la seule... Et même si j'arrive à les lire tous, ma bibliothèque, même régulièrement écrémée, recèle des tas d'ouvrages de toutes sortes que je relirai volontiers. Alors si on aime vraiment les libraires, on leur souhaite de pouvoir se confiner. Pour eux et pour nous tous.
Si on ajoute aux livres la musique, la radio et les écrans, on a de quoi survivre deux ou trois mois sans se la jouer sacrifiés du virus... Et d'ailleurs, ce raisonnement qui veut que les activités qui nous sont vitales à nous devraient être déclarées prioritaires, alors quid des activités qui sont vitales à d'autres? Les ateliers de mécanique pour les motards, les boutiques de fringues pour les fashionistas, les piscines pour les nageuses synchronisées ? C'est l'autre soir, en regardant les images des joggeurs du Canal de l'Ourcq ou des quais de Seine que me venaient ces réflexions. Quand on court, on respire plus intensément, c'est même le but de la manoeuvre, et dans ce cas le mètre de précaution ne suffit plus. Pourquoi prendre le risque?
Le but du jeu, c'est d'appliquer, pour le corona, le slogan qui fut jadis utilisé contre le sida: "il ne passera pas par moi". Sauf qu'il est plus simple d'utiliser une capote, voire d'arrêter de baiser, que d'utiliser un masque quand il y a pénurie ou de s'arrêter de respirer, technique complexe que seul domine Pepe Soupalognon y Crouton, fils du chef Ibère dans Astérix en Hispanie, mais il n'a aucun mérite, les exigences de la respiration étant très atténuées pour les personnages dessinés. Pour nous autres, arrêter de respirer n'est guère envisageable. Donc, au point où on en est, on se confine, point. Pas si compliqué. Il s'agit de barrer la route au virus, et de laisser l'espace public à ceux qui en ont besoin. Ceux qui nous sauvent. Il ne suffit pas d'applaudir le soir à sa fenêtre.
Je ne ferais une exception que pour les familles monoparentales (90% de mères) qui ont à la maison des enfants trop jeunes pour comprendre. Il y a aussi les gens qui vivent dans un minuscule appartement, genre mansarde, les étudiants en cité, et qui doivent pouvoir s'aérer. Mais gageons que les joggeurs qui relèvent de cette situation ne sont pas majoritaires. Que les "moi d'abord", les "rien à foutre des autres", les "après moi le déluge" et autres "c'est interdit donc ça me fait envie" doivent former le gros des troupes. Qu'ils veuillent bien arrêter de considérer leur nombril comme seul point d'ancrage de leur rapport au monde. Tous les joggeurs qui vivent dans un appartement correct devraient rester chez eux. Tout le monde se prive de quelque chose dans cette histoire. N'oublions pas que certains, c'est de leur santé, voire de leur vie, qu'ils seront privés. Ça devrait calmer les démangeaisons joggeuses pour peu qu'on ait une perception de ce que le mot solidarité signifie.
Si le besoin de se dépenser est intense qu'on ne puisse interrompre l'entrainement pendant quelques semaines (mouarf...), il existe une foule d'alternatives, ça fourmille sur internet. Une simple corde à sauter, et on fait du cardio sur place de manière tout ce qu'il y a de sérieuse. Le gainage, les pompes, les squats, tout, absolument tout, est possible. On peut même sauter sans corde, juste avec de la musique, ça s'appelle danser et c'est une sacrée dépense d'énergie, sans risque. Ceux qui se sentent malheureux peuvent toujours avoir une pensée pour les prisonniers dans des prisons surpeuplées, les internés dans des hôpitaux psychiatriques, les petits vieux qui meurent seuls dans les ehpad. Ça relativise.
Il arrive un moment où on ne peut plus blâmer les autorités, où la balle est dans notre camp. On peut en vouloir à ceux qui décident pour nous quand ils nous mentent ou nous manipulent. Pas quand ils nous demandent de nous comporter en adultes responsables et de jouer le rôle qui nous est dévolu dans une riposte collective à une épidémie qui tue des centaines de gens par jour. On en est à 13 000 morts. Cent bataclans (130 morts) à ce jour et ce n'est pas fini. Plusieurs bataclans par jour, depuis des semaines. Rien à voir? Non, mais ça fournit une échelle, ça permet d'évaluer, et je gage que si on avait pu faire un geste pour sauver une seule des victimes du bataclan on n'aurait pas hésité.
Arrêter la frime. Rester à la maison. Ça sauve des vies.