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Interview n°9: Martin Dufresne
TRAITRE À LA VIRILITÉ
par Sporenda
Martin Dufresne est devenu proféministe à titre de scénariste de télévision, de comédien amateur dans une vidéo pro-choix et de chroniqueur de livres dans les radios libres montréalaises.
Il a milité 25 ans au Collectif masculin contre le sexisme, en assurant un monitoring du ressac antiféministe qui s’organisait dès les années 80 au Québec chez les intégristes chrétiens, les masculinistes et les libertariens sexuels .
Il a publié de nombreux d’articles à ce sujet, dont « Masculinisme et criminalité sexiste » (NQF, 1999) et « Autorité parentale conjointe : le retour de la loi du père » avec Hélène Palma.
Il a traduit ou co-traduit de l’anglais au français une biographie de Liv Ullman, Liv Ullman-Ingmar Bergman; Jurisfemme (bulletin de l’association Femmes et Droit); L’Envers de la nuit : Des femmes disent non à la pornographie (Remue-ménage, 1983); Quand l’amour ne va plus (un guide d’échappement à la violence conjugale) (Sogides, 1995); Refuser d’être un homme (Syllepse/M Éditeur, 2013), Les prostitueurs (M Éditeur, 2013), et deux livres d’Andrea Dworkin : l’anthologie Pouvoir et violence sexiste (Sisyphe, 2007) et Les femmes de droite (Remue-ménage, 2012), et prépare de nouvelles traductions de Dworkin avec des co-traductrices pour publication en 2014-2015. Conférencier itinérant pour SOS Violence conjugale et journaliste à l’occasion pour les revues canadienne Herizons et À Bâbord, il tient à jour et diffuse depuis 1993 une « Liste des femmes et enfants tués par des hommes (ou des inconnus) au Québec », base de données en ligne sur http://sisyphe.org, publie sur Sisyphe beaucoup d’autres traductions bénévoles d’écrits de survivantes et de critiques de la prosti-pornographie, et fait un travail de diffusion quotidien sur les plate-formes Facebook et Twitter, ainsi que dans les pages du COUAC, un mensuel humoristique engagé. Il vit au bord d’un lac près de Montréal.
S : Vous êtes un des traducteurs de Refusing To Be A Man de John Stoltenberg ("Refuser d'être un homme"), et cette traduction vient de sortir en librairie en France. Pourtant ce livre a été publié aux États-Unis il y a plus de 20 ans. De même, il a fallu attendre plusieurs décennies pour que d'autres ouvrages féministes majeurs, comme ceux d'Andrea Dworkin, soient enfin traduits en Français. Et dans les deux cas, ce sont des Québécois qui ont traduit et publié ces ouvrages.
Pourquoi cette "hardiesse" des Canadiens francophones vis à vis des grands textes féministes anglophones--et pourquoi cette frilosité française?
MD : Paradoxalement, nous avons la chance au Québec d’être doublement colonisés, au confluent des influences de l’Europe et des États-Unis, et donc relativement libres de retenir le meilleur de chacune, de ressentir des interférences inouïes chez vous ou en Amérique et un certain irrespect pour la Culture du Père, qu’il siège au Collège de France ou au Pentagone. Les Australiennes me semblent faire preuve de la même liberté face au féminisme britannique, plus assujetti aux codes médiatiques et universitaires. Par exemple, elles ont tout de suite acheté les droits du révolutionnaire essai
L’être et la marchandise de la Suédoise Kajsa Ekis Ekman, que boudaient les éditeurs britanniques.
Il y a pourtant eu en France des percées inouïes des textes fondateurs du féminisme américain. Kathleen Barry me dit que c’est Renée Bridel qui a servi de “passeuse” pour la publication de Shulamith Firestone, Kate Millett et Barry elle-même chez Stock au début des années 1970 – des livres qu’on trouve encore aujourd’hui dans toutes les bibliothèques des femmes d’ici.
Mais dès la publication de: "
Le viol"
de Brownmiller et l’apparition des organisations anti-violence sexuelle, la gauche et les libéraux se sont braqués contre un féminisme qui menaçait les privilèges des mecs. Dans le cas d’Andrea Dworkin – et avec elle John Stoltenberg et les nombreuses féministes qui ont déconstruit la crédibilité du porno – en descendant dans les rues – tout l’establishment du livre, du magazine, du cinéma, bref de l’
entertainment s’est ligué pour les censurer : ce fut, au milieu des années 80, les fameuses
sex wars lancées par les adeptes du sadisme, tendance qui s’éternise aujourd’hui dans l’idéologie
queer. Les libertariens sexuels ont dès lors fait aux critiques de la pornographie (et de la prostitution) un faux procès de puritanisme et surtout d’“essentialisme”.
Pour répondre à votre question, c’est ce qui, à mon avis, a sectionné les filières déjà fragiles de traduction entre New York et Paris (sauf pour quelques titres aux Éditions des femmes). Dworkin, que je tiens pour une écrivaine du calibre de Virginia Woolf, a ainsi éprouvé dès les années 80 toutes les misères du monde à faire publier ses livres, ses articles et même ses lettres d’opinion. La presse porno, en particulier, a tenté d’en faire une gorgone, la calomniant comme anti-hommes et ennemie de toutes les libertés civiles.
Au Québec, par contre, le féminisme est resté relativement à l’abri de ces pressions du nouvel
establishment. Dès les années 70, un féminisme renaissant s’était ancré, comme en France, dans la lutte pour l’avortement mais surtout dans une culture populaire comptant des organisations radicales, des comités-femmes syndicaux, des maisons d’hébergement, des centres de quartiers pour femmes. Se revendiquaient à l’époque (et encore) comme féministes des maisons d’édition, des coopératives vidéo, des troupes de théâtre itinérantes, des cinéastes, des écrivaines et des chansonnières souvent issues de milieux populaires, créant leurs propres codes. J’ai eu la chance de commencer à écrire et militer au cours de cette décennie et d’avoir eu pour mentors des femmes comme Marie Savard et Louki Bersianik, en plus des Américaines et des Françaises dont les textes polycopiés servaient de guides aux débats dans le mouvement des Québécoises Deboutte! Des ouvrages d’Adrienne Rich et Barbara Ehrenreich ont paru à l’époque en traduction au Québec et connu des tirages significatifs.
Personnellement, j’ai découvert Dworkin en préparant des scénarios de télé et sa passion m’a électrisé – Stoltenberg a ressenti le même genre d’épiphanie dès leur première rencontre. J’ai rangé mes tâtonnements et immédiatement voulu traduire son essai
Pornography : Men Possessing Women. Les Éditions du remue-ménage étaient partantes mais, faute de temps et d’argent, c’est finalement une anthologie de 35 écrivaines américaines – dont elle – que Monique Audy et moi avons traduite et publiée en 1983 sous le titre:
L’envers de la nuit : Des femmes disent non à la pornographie, dans le contexte d’une vaste mobilisation des femmes d’ici contre l’assujettissement des femmes dans le cinéma X. Si ce livre a pu paraître et connaître le succès qu’il a eu au Québec, c’était à cause d’une mobilisation énorme des femmes contre le marketing agressif du porno.
Mais les forces du libertarisme sexuel amorçaient déjà un
backlash financé par l’industrie et légitimé par l’université. Si elles ont imposé sa censure en France et aux USA, le gros du féminisme québécois est resté radical et nous avons finalement pu inviter Dworkin au Québec pour commenter le massacre antiféministe des femmes de l’école Polytechnique en 1990. J’ai traduit d’autres bouquins féministes décoiffants comme
Quand l’amour ne va plus en 1995, (un pamphlet contre la violence conjugale d’Ann Jones et Susan Schechter, déguisé en manuel de psychologie populaire), et, en 2007,
Pouvoir et violence sexiste (Sisyphe), une excellente introduction au procès emphatique fait par Dworkin au patriarcat.
En fait, la réponse à votre question est que la traduction de ces textes sulfureux aurait été impossible en l’absence d’éditrices féministes autonomes comme Sisyphe et le Remue-ménage qui, pour sa collection « Observatoire de l’antiféminisme », a tout de suite accepté de publier
Les femmes de droite. Dworkin y détaille les forces qui tentent d’enfermer les femmes dans la soumission, en attendant de pouvoir les enfermer au bordel puis de s’en passer entièrement, une dystopie que l’on voit se réaliser aujourd’hui, trente ans après cet essai visionnaire. Christine Delphy nous a offert une préface fantastique et nous a beaucoup aidés à la relecture.
Pour ce qui est de
Refuser d’être un homme, je rêvais aussi de traduire ce bouquin depuis vingt ans mais la hardiesse a été celle de deux proféministes français, Mickaël Merlet et Yeun Lagadeuc-Ygouf, non-traducteurs mais enthousiastes comme moi des textes de Stoltenberg et de Léo Thiers-Vidal (publié chez Bambule et à L’Harmattan). Sans jamais nous rencontrer, nous avons peaufiné cette anthologie chapitre par chapitre en échanges internet avant même d’avoir trouvé un éditeur... un véritable saut dans le vide, dans l’espoir de « passer sous le radar » du marché du livre traditionnel avec ce camouflet aux Grandes Valeurs Masculines. Heureusement, Syllepse et M Éditeur ont accepté le résultat avec enthousiasme. Je suis très fier de cette coédition franco-québécoise, une première depuis la parution du
Viol, il y a 40 ans. Le livre est déjà en réimpression, fort des rencontres-débats que Mickaël et Yeun animent périodiquement en France et moi au Québec.
S : John Stoltenberg a été le compagnon de la féministe radicale Andrea Dworkin jusqu'à la mort de celle-ci. Dans quelle mesure ce livre a t'il été influencé par Dworkin et dans quelle mesure s'en écarte t'il?
MD : Il est clair qu’il y a eu plus qu’une influence. Stoltenberg a vécu une épiphanie lorsqu’il a entendu Dworkin pour la première fois et il a fait cause commune avec elle, transposant dans son travail de dramaturge-essayiste les intuitions féministes radicales, de même que l’analyse antiraciste de James Baldwin, entre autres. Elle et lui ont travaillé ensemble jusqu’au décès de Dworkin.
Je n’ai pas perçu d’écart depuis que je les connais, sinon que John s’est occupé d’interpeller les stratégies conscientes ou non des
hommes – hétéros et gay – de plus près que Dworkin, impliquée dans le mouvement de libération des femmes, alors que lui a beaucoup influencé la National Organization for Men Against Sexism, par exemple.
Leur consensus était, en bout de ligne, l’analyse féministe radicale vécue au quotidien des luttes et de l’actualité – partagée avec d’autres analystes comme Robin Morgan, Catharine Mackinnon, Christine Delphy, Colette Guillaumin et une foule d’autres auteur.e.s et activistes sur le terrain. En public, John confirmait, de sa position d’homme, les secrets masculins exhibés par Andrea à sa lecture des pontes de la littérature masculine mondiale.
S : Est-ce que "Refuser d'être un homme" s'inscrit dans un mouvement actuel de remise en cause des codes de la virilité par les hommes, ou le message de ce livre reste t'il marginal et la définition de ces codes est elle restée essentiellement inchangée depuis sa parution?
MD : Pour ce qui est de ces fameux codes, je m’interroge sur leur réalité. Sont-ils aussi contraignants qu’on l’a dit, en regard des interdits imposés aux femmes? Ils ne manquent pas de variantes en tout cas! L’exacerbation virile du pouvoir sur l’autre se vit dans une foule de registres, allant du beauf primaire au queer militant qui réclame d’être traité comme une femme (y compris un accès sexuel aux lesbiennes). On a beaucoup glosé sur de prétendus stéréotypes, allant même jusqu’à en plaindre les hommes (pensez à
La fabrication des mâles, de Falconnet/Lefaucheur). Stoltenberg réfute cette fausse symétrie et rappelle la variété de choix dont disposent les hommes, la liberté et le contrôle qu’ils conservent de mille et une façons, selon leurs préférences, même parmi les plus « libérés ». Les dandys qui se qualifient de « putes » sont les plus vicieux en s’affichant en contre-exemples du pouvoir viril.
D’ailleurs les antiféministes sont souvent les premiers à se plaindre de tels codes, pour tenter d’occulter leur oppression des femmes, bien réelle, elle. Ils se disent « discriminés » d’avoir à soutenir financièrement leurs enfants, brider leurs privilèges sexuels, côtoyer avec respect des femmes au boulot, accepter le droit des femmes au divorce, etc.
Cette licence laissée aux hommes d’exercer le pouvoir comme bon leur semble a effectivement créé de nouveaux modèles : les « nouveaux hommes » dont nous bassine la presse libérale depuis 40 ans : séduisants, bisounours, prétendument responsables. Mais on voit aussi apparaître les enfants « chevelus, poètes » qu’annonçait Brassens. Des gens parfois très bien, soucieux de justice même en privé, quand ils évitent les pièges du nombrilisme ou de la dépendance. J’ai confiance que
Refuser d’être un homme peut valider ces démarches, leur donner une épine dorsale, dissiper une certaine inquiétude chez les hommes et les inviter à aller au-delà du décrochage individuel. Mais je crois que le moteur de leur mouvement demeure, hélas, le travail des femmes : exigence au sein de la soi-disant gauche, résistance des mères aux « pères-dents » qui s’acharnent, dénonciation de l’égoïsme masculin dans les rapports intimes. Je ne sais pas si le livre de John éveillera plus de souci de justice chez nous, au-delà de la prétention d’être « différent » : nous l’avons espéré assez pour traduire le bouquin très attentivement.
S : Dans ce livre, Stoltenberg déconstruit un par un les grands mythes fondateurs de la virilité. L'un d'entre eux est celui de la libido masculine irrépressible: il observe que "to be a real man, you must feel like having sex at all times". La pornographie viserait donc à créer artificiellement une excitation sexuelle permanente chez les hommes pour qu'ils coïncident avec cette norme de la virilité hypersexuée: comme la prostitution, elle ne vend pas tant du sexe que de la confirmation de virilité.
Est-ce que Stoltenberg n'exagère pas la fragilité de la virilité patriarcale en la présentant comme un château de cartes toujours en train de s'écrouler et qui nécessite un "colmatage" constant?
MD : Dans le système hiérarchique de genre, l’identité de chacun-e tient à l’autre et à la relation de pouvoir. Il est vrai que le pouvoir des hommes a des assises matérielles très robustes : l’argent, la politique, le territoire, les armes, les médias, la religion et l’industrie sont encore quasi-exclusivement entre nos mains.
Si la virilité ne s’écroule pas sous le poids de ses contradictions et de son ridicule, c’est certainement à cause de cette base matérielle. Mais on peut reconnaître ce travail de colmatage permanent d’une morale immorale, d’une bonne conscience fondée sur le mensonge, d’une haine des femmes qui n’empêche pas qu’on veuille toujours en avoir une sous la main, etc. La sexualité donne à ce travail permanent de justification un alibi biologique, d’où l’importance d’
en avoir et d’
en vouloir pour
en être un, de continuer à disposer d’une industrie qui nous alimente en femmes-objets – prostituées et pornographiées – qui illustrent et légitiment notre pouvoir, alors même que nous sommes aux mains du capital et faisons son jeu en bridant les femmes, base très résiliente de tout l’édifice. Mais qui a commencé à bouger.
S : "Pourquoi les hommes violent-ils?" est une des questions fondamentales à laquelle répond ce livre. Selon l'auteur, c'est une conséquence de la définition admise de la virilité dans laquelle "le genre de sexualité qui vous définit en tant que mâle est celui où vous devez mettre la pression, intimider et contraindre". Il observe que le viol est décrit par les violeurs comme stimulant et agréable car il confirme leur sentiment de virilité.
Si des hommes retirent un tel bénéfice psychologique de détruire ainsi des femmes, pourquoi y renonceraient ils? Quel serait l'intérêt pour un homme de refuser d'en être un?
MD : Stoltenberg mise sur le sentiment de justice chez ses auditeurs. N’oubliez pas que ces textes sont des discours et essais adressés à des hommes convaincus d’être proféministes et progressistes; il essaie de hausser la mise, de les amener à aligner leur comportement sur leur image d’eux-mêmes comme hommes de cœur. Il espère que le contraste entre le procès qu’il trace d’une culture masculine pornographique, d’une éthique du violeur, peut être contrebalancée par leurs idéaux de justice, d’humanité. Mais il ne se prive pas d’ironiser de temps à autre sur le peu dont ils se contentent. Il parle par exemple de ce qui semble souvent être le test moral des hommes soi-disant antisexistes: « What’s in it for me and my penis? » (« Qu’est-ce que moi et ma bite pouvons en tirer? »)
Plusieurs chapitres du livre démontrent d’ailleurs qu’il ne s’est pas contenté d’appels à la moralité masculine. Avec Dworkin, il a fait beaucoup dans la sphère publique, constatant que les hommes ne changeaient que face aux pressions des femmes, individuellement et collectivement. Leur lutte pour doter les victimes de la pornographie de recours civils contre leurs agresseurs – méticuleusement justifiée dans le livre – est un bon exemple de stratégie pour rendre l’oppression trop onéreuse pour demeurer viable, les conséquences plus lourdes que les gratifications.
Enfin, en s’adressant souvent à des auditoires d’adolescents, John n’a pas ménagé les efforts pour valider chez les hommes une véritable empathie pour l’autre (femme ou homme), un véritable épanouissement sexuel, avant qu’ils ne soient captés par l’idéologie viriliste. Je fais le même travail au Québec et on touche là une véritable réceptivité.
S : Si comme le suggère John Stoltenberg, toute violence faite à une catégorie posée comme inférieure est socialement acceptable, que pensez-vous de l’incroyable violence qui a envahi le porno récemment?
MD : Il est indéniable que les contenus du porno omniprésent sur le Web témoignent d’une surenchère désespérée dans la violence et dans la cruauté. Vous parlez du « socialement acceptable », mais le paradoxe est que dans ce domaine, ce qui est le plus lucratif est l’inacceptable, le fascisme sexuel, même si les apologistes du porno se drapent encore dans les plis de la liberté et de la tolérance. Ce qui permet aux pornocrates de sacrifier de plus en plus de femmes et des enfants, victimes de la traite et du capitalisme sauvage, pour accroître leur part du marché en exploitant l’absence de frontières, la délocalisation des fournisseurs de contenus et la complicité de l’aristocratie libertarienne que nous ont léguée les années 70.
Cependant, je crois que cette donne est en train de changer, que les viols rigolards filmés et mis en ligne et les dénis de justice aux victimes sont en train d’élargir une fracture dans la base de légitimité du patriarcat. Mon espoir est que le pouvoir masculin s’effrite, une fois privé du socle moral qui lui sert de caution pour conserver la soumission des femmes, leur domestication. Il me semble qu’il est en train de perdre cette assise, qu’elle fond aussi vite que la banquise au pôle Nord, et que la colère et le désamour des femmes vont liquider cette emprise idéologique. (J’espère ne pas être trop optimiste à ce chapitre.)
S : Stoltenberg écrit que, pour les hommes vivant dans les cultures patriarcales, la sexualité n'est pas tant une recherche de plaisir qu'une façon de prouver sa virilité. Ce n'est pas la sensation physique qui est posée comme érotique, mais la domination de l'un par l'autre. Toute la sexualité patriarcale serait donc sadomasochiste.
Est-ce que ces analyses de Stoltenberg peuvent éclairer l'importance croissante prise par le BDSM dans la culture actuelle?
MD : L’inculcation massive d’un sadisme aux hommes – et, partant, d’un masochisme dit féminin qui le justifierait – semble avoir pris le pas sur la simple recherche d’un plaisir non codé. Et tout le vocabulaire de la virilité est pétri de ce rapport de force, ce qui amène les adolescents à croire, avec angoisse, à la nécessité de forcer leurs premières partenaires pour que ce soit du « vrai sexe », qui fasse d’eux de « vrais hommes » aux yeux de leurs camarades.
La mode du BDSM – une formule inutilement alambiquée pour désigner le bon vieux sadisme de papa – est ancrée dans la réaction dite postmoderne au travail féministe de déconstruction de la sexualité dominante. S’en indignent les adeptes d’une sorte d’essentialisme sexuel, hyper-libéral, qui traitent tout comportement d’oppression comme intouchable s’il a une dimension sexuelle. Sous prétexte de les défendre, on tient des minorités politiques comme les femmes prostituées ou piégées par des sadiques, à l’abri de toute justice en cherchant à discréditer toute sexualité égalitaire comme ringarde. L’exercice du pouvoir serait, dit-on, intégral au rapport sexuel. Christine Delphy épingle très bien la montée de cette idéologie intégriste dans sa préface aux
Femmes de droite.
Et ce n’est pas que face aux femmes. Stoltenberg trahit l’idéologie dominante chez les
gays en débusquant aussi dans leur porno cette promotion du sadisme, souvent pétrie d’homophobie – un peu comme Dworkin l’a fait en signalant l’ancrage des schémas de l’Holocauste dans la pornographie vendue en Israël.
S : Récemment des voix se sont élevées, y compris chez les progressistes, pour rappeler que la sexualité "égalitariste" n'était pas très érotique et qu'il fallait un minimum d'inégalité et de transgression pour rendre la sexualité excitante.
Comme la seule sexualité que nous ayons jamais connue est la sexualité patriarcale inégalitaire, comment une sexualité "juste" et égalitaire comme celle proposée par Stoltenberg pourrait-elle vraiment être viable?
MD : Il faudrait en faire l’essai pour le savoir. Comme Gandhi disait au sujet de la démocratie : « Je pense que ce serait une bonne idée... »
Ensuite, il y a peut-être là un paralogisme. S’il « faut de l’inégalité pour ‘rendre’ excitante la sexualité », c’est peut-être simplement parce que c’est ainsi que « les voix qui s’élèvent » (c.-à-d. celles qui sont publiées) définissent actuellement l’une par l’autre.
Je constate, au contraire, dans mon milieu que la plupart des gens se bidonnent de l’attirail des
sex shops, trouvent cuir, vinyle et chaînes bien ringards, et vivent plus de plaisir et de tendresse que ce que veut bien reconnaître « l’industrie du sexe ». Ou, au contraire – et c’est plus tabou encore – elles et ils se trouvent finalement peinards (merci, Ferré!) d’échapper à la dictature de la surenchère relationnelle ou orgasmique dont nous matraquent films et télé. A-t-on le droit de prendre en compte cette résistance? Personnellement, j’ai été acculturé par le porno au fantasme du harem, mais je jouis bien mieux en rapport égalitaire. Même si je suis gêné d’en parler.
Il me semble que le modèle de la transgression reflète surtout nos antécédents de valeurs conservatrices, religieuses, anti-plaisir de la bourgeoisie qui a façonné nos systèmes d’éducation. Dans une société plus dégagée, la recréation de donjons, physiques ou mentaux, reflète habituellement les pressions d’hommes qui se font la courroie de transmission du porno qu’ils consomment. Mais des femmes résistent.
S : Stoltenberg insiste sur l'importance de l'homophobie comme condition de l'ordre patriarcal, car c'est selon lui un pacte par lequel les hommes s'interdisent mutuellement toute agression sexuelle sur d'autres hommes et conviennent de diriger cette agression exclusivement sur les femmes: c'est ce qu'il appelle "la trêve homoérotique". Il utilise cette image très forte : imaginez un pays sans homophobie: "une femme violée toutes les 3 minutes ET un homme violé toutes les 3 minutes."
Est-ce que, pour faire coller la réalité avec ses analyses, Stoltenberg, ne surestime pas les pulsions homosexuelles masculines?
MD : Les violeurs d’hommes ne le font pas par homosexualité. Comme face à une femme, aimer, désirer un homme est même tout le contraire de vouloir l’agresser. Le désir pour un homme est même l’inverse de l’idée de l’agresser. Oui, les hommes sont terrifiés à l’idée d’être agressés sexuellement par des hommes. Ils qualifient et marginalisent cette peur en l’associant à l’homosexualité, d’où l’homophobie, mais pour Stoltenberg, la pulsion qui nous inquiète chez « l’autre homme » est celle de
dominer, de réduire, par virilité, l’autre à un vaincu, asservi. Le chapitre du livre qui m’a le plus « parlé » est celui intitulé « Les autres hommes », qui analyse cette méfiance face aux hommes et le désir de fusion qu’elle entrave. Il nous propose d’échapper à l’embrigadement actuel de la sexualité masculine. Des femmes s’y reconnaîtront peut-être aussi.
S : La libération sexuelle, selon lui, n'a été qu'une extension de la domination masculine: alors que les tenants de la libération sexuelle disaient vouloir s'affranchir des restrictions institutionnelles et religieuses et du moralisme, en réalité, ils voulaient seulement faire disparaître toute dimension morale de la sexualité et avoir la liberté de traiter une partenaire sexuelle non comme un être humain mais comme un "fucktoy".Et il affirme: "You can't have authentic sexual freedom without sexual justice."
Est-ce qu'il n'exagère pas l'impact négatif de la libération sexuelle et néglige de voir qu'elle a pu avoir quelques bons côtés, y compris pour les femmes?
MD : Euh, quelle libération sexuelle? Bien des femmes semblent dire qu’il y a simplement eu échange de certaines contraintes pour d’autres. Mais c’est à elles d’en juger, une fois la politique sexuelle masculine suffisamment apparente et prise en compte.
Ceci dit, je ne sais pas s’il fait aux hommes le procès d’avoir été de mauvaise foi dès le départ. Il reconnaît comme Dworkin, Robin Morgan, Marge Piercy et d’autres féministes qu’ils ont profité de la levée des contraintes de la religion et de la monogamie, tout en maintenant leur résistance au contrôle des femmes sur leur corps (sexualité, procréation, avortement). Son propos est de faire apparaître cette politique au quotidien, pas de juger pour les femmes des avantages qu’elles y ont ou non trouvés.
S : Selon lui, la notion patriarcale de la virilité est à l'origine de la plupart des maux de l'humanité, et sa relation avec le phénomène de la guerre est directe et incontestable. Adhérez vous entièrement à sa vision de la virilité patriarcale comme fondamentalement dangereuse et destructrice, ou pensez-vous qu'elle est trop simplificatrice et trop noire?
MD : Le mot « fondamentalement » suggère une vision essentialiste, ce qui est tout le contraire de la position de John et d’Andrea. Il parle, comme vous dites, de ce qu’est la sexualité
patriarcale, celle que nous dicte le porno, l’humour sexiste, le militarisme. Maintenant pour savoir si sa vision est « trop » noire, il faudrait que je voie clairement une autre virilité qui ne serait pas affaire de pouvoir et de contrôle. Elle n’existe pas encore au plan collectif; mais c’est dans la mesure où les hommes s’éloignent de ce modèle dominant que l’horizon s’éclaire, qu’on se rapproche d’une expérience fusionnelle avec nos partenaires et du sentiment de ne pas être un « salaud » au sens sartrien. Les hommes s’identifient à cette virilité iconique, c’est vrai, surtout dans une sexualité où elle offre un scénario rebattu, mais elle ne ferme pas la porte sur ce que sont et peuvent être les hommes eux-mêmes, qui sont souvent responsables, respectueux, attentionnés, sans que l’on puisse ou doive attribuer à ces valeurs, tout aussi présentes chez les femmes, un label de virilité.
DIALOGUE PAR E-MAIL
MD : Je voudrais croire que le patriarcat est en déclin, comme l’esclavage dans l’Occident (sauf pour les femmes abandonnées au système prostitutionnel), mais beaucoup d'indices pointent dans l'autre direction.
Il y a aussi le fait que nous jugeons ces grands systèmes d'oppression a posteriori, et que le discours sur leur immoralité ne s’impose comme « évident » qu'une fois ceux-ci abattus par les forces que vous reconnaissez: dans le cas de l'esclavage aux USA, la guerre menée par le Nord pour « libérer » au Sud des ouvriers et ouvrières à harnacher dans ses usines.
S : Je me pose la même question, et je ne suis pas sûre du tout que nous assistions à la fin du patriarcat, peut être ne s'agit-il que d'une mutation adaptative, d'une modernisation.
MD : C’est ce que suggère en effet Dworkin dans
Les femmes de droite. Mais cette modernisation s’accompagne d’un tel durcissement que je fais le pari que cela peut en disloquer la crédibilité, entraînant une révolution sous la pression des femmes et des hommes dissidents.
S : Ce que l'on peut noter, c'est que beaucoup des responsabilités qu'assumaient traditionnellement les hommes (entretien financier à vie des épouses et des enfants par exemple) ont été massivement transférées aux femmes, ou "libéralisées", c'est à dire assumées seulement à titre temporaire et sous condition, donc précarisant les individus concernés.
Sans qu'il y ait eu en retour de transfert massif de pouvoir vers les femmes--aux EU, par exemple, seulement 17% de femmes au Congrès. Et une proportion insignifiante de femmes là où se trouve vraiment le pouvoir sous sa forme actuelle, c'est à dire dans les instances dirigeantes des grandes entreprises.
On pourrait donc dire que, vis à vis des femmes, les hommes se sont débarrassés des "devoirs" et ont conservé les droits et privilèges. Il y avait un partage très injuste des devoirs dans les mariages traditionnels, mais il y avait aussi une réciprocité, un engagement mutuel à respecter. Cette réciprocité, cet engagement n'existe plus.
Par contre, les femmes continuent à performer l'essentiel des "devoirs" féminins traditionnels et à fournir des quantités énormes de travail non rémunéré: c'est le problème de la double, voire triple journée. Dans un fil que j'avais ouvert sur le forum des Chiennes de Garde (quand il y en avait un), j'avais lancé une discussion là dessus; j'avais intitulé le fil: "Libération des femmes: les hommes se sont libérés avant nous" ou quelque chose comme ça.
Et bien sûr, le boom de la pornographie et la mondialisation de l'industrie du sexe témoignent de la grande créativité et vitalité du patriarcat pour ce qui est de trouver de nouvelles stratégies pour maintenir les femmes à leur place, dans une synergie très efficace avec le capitalisme ultralibéral.
MD : Il est vrai que les hommes sont aujourd’hui bien contents de pouvoir larguer femmes et/ou responsabilités. Barbara Ehrenreich a fait état de ce désengagement dans
The Hearts of Men , une analyse de la montée du masculinisme aux USA. Cela nous rapproche peut-être d’une vision réaliste des intérêts en cause, ceux des femmes comme ceux des hommes, et d’un théâtre social où remporter l’égalité de fait sans attendre que des coquilles tombent des yeux masculins...
S : Le seul problème que j'ai avec
Refuser d’être un homme, c'est que Stoltenberg attend apparemment que les dominants changent de comportement essentiellement pour des raisons morales, ce qui semble de peu de poids face aux nombreux avantages de leur situation de dominance. Historiquement, les classes dominantes disparaissent parce qu'elles deviennent économiquement obsolètes et contre-productives, --ce que le système patriarcal semble en voie de devenir actuellement--non parce qu'elles sont injustes. Il est dommage que l'approche critique de Stoltenberg ne soit pas un peu plus marxiste.
MD : Oui, je me suis posé des questions là-dessus. Mais est-ce que son propos n’amène pas les hommes à reconnaître ce qu’il perdent en laissant le patriarcat réduire leur agentivité à la recherche du plus de pouvoir possible; jeu auquel la grande majorité des hommes perdent car ne pouvant devenir l’über-mâle alpha – et en perdant la possibilité d’empathie avec les autres humains, de jouissance sexuelle non bridée, etc--des bénéfices réels qui ne se résolvent pas à un impératif moral. Comme Baldwin, il n’invite pas les hommes à prendre conscience de quelque immoralité, mais simplement à cesser de ne se voir que comme hommes/blancs...
Est-ce que l’impression de moralisme qu’on en garde ne tient pas au fait que ces discours et essais s’adressent à des hommes, lors de conférences, et sont un appel à un élan d’enthousiasme, contrairement à une simple analyse érudite qui ne chercherait que l’atteinte de la vérité?
Par ailleurs, Marx attend encore dans son cimetière la disparition de la classe dominante capitaliste. Ça ne s’est pas arrangé depuis son époque et on ne semble pas se bousculer au portillon des poubelles de l’histoire... Et il me semble qu’une dissolution du patriarcat peut venir d’ailleurs que d’un effondrement économique.
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Martin Dufresne - Le 08/10/2013 à 20:00
Photo: Louise-Caroline Bergeron
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