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L’affaire Cantat dans les médias


par Sporenda


Fragments d’un discours agresseur.








L’affaire Trintignant/Cantat a suscité beaucoup de réactions dans la presse. Le texte suivant se propose d’examiner quelques réactions marquantes sur cette affaire, qui ont adopté une position de compréhension, voire de soutien plus ou moins explicite à Bertrand Cantat, son propos n’étant pas de juger BC mais d’analyser les arguments invoqués pour expliquer, voire excuser son acte et atténuer sa responsabilité.

Marie Trintignant doit forcément avoir provoqué verbalement Bertrand Cantat pour qu’il l’ait tuée de coups. C’est la thèse de Jacques Lanzman dans son article du Monde, « Les mots qui tuent » : « on frappe pour faire taire les mots qui tuent » et « qui castrent » (1). L’article de Samuel Lepastier dans le Nouvel Obs en ligne n’opère pas un transfert de responsabilité aussi explicite vers la victime mais ses arguments sont du même ordre (2). Ces deux articles proposent un scénario hypothétique, mais néanmoins présenté comme une quasi-certitude, de la scène qui s’est terminée par la mort de Marie : d’après eux, c’est l’agression verbale de la victime qui a déclenché la violence. Tous les deux invoquent identiquement une parole féminine humiliante et castratrice (ou perçue comme telle) qui agirait sur la psyché masculine comme le chiffon rouge sur un taureau : « beaucoup d’hommes n’arrivent pas à avoir le dernier mot sur leur compagne, plus habile à manier le langage. Ils n’arrivent pas à mettre des mots pour traduire leur agressivité. Ils sont alors envahis par la peur d’être dévirilisés et passent à l’acte pour y échapper, » écrit Samuel Lepastier. Ces deux versions contiennent un certain nombre de « prémisses invisibles » sexistes dont sont induites des conclusions qui en retour confortent ces prémisses. Essayons de les décortiquer. D’abord, si l’on peut considérer comme plausible l’hypothèse que les coups ont été précédés par des attaques verbales, on peut également supposer que des paroles blessantes ont du être prononcées des deux côtés. Or, l’article de Lanzmann est subtilement écrit de façon à laisser entendre qu’elles ont été exclusivement le fait de Marie : les mots qui « ont fini par provoquer la rage » et « qui castrent » connotent le destinataire comme masculin tandis que Marie est de nouveau désignée comme seule source de violence verbale dans l’expression « on frappe pour faire taire les mots qui tuent ». La représentation de Marie comme agresseur et de Bertrand comme victime culmine dans cet énoncé d’une assez monstrueuse inconscience : « les mots font plus mal que les coups ». Le processus d’inversion victime/agresseur est ainsi complet : vous croyiez que la souffrance était du côté de Marie, battue à mort. Erreur : la plus grande douleur, c’est celle ressentie par BC cinglé par les (supposés) « mots qui tuent » de Marie. La souffrance du corps féminin meurtri et détruit ne vaut pas d’être mentionnée ; elle est de peu d’intérêt et de valeur aux yeux du commentateur (parce qu’elle est normale, inhérente à la condition féminine ? « les femmes sont « faites pour souffrir ») La douleur insupportable, a-normale, c’est celle du dominant atteint dans sa dominance, celle de l’ego masculin blessé, qui seul suscite attention et apitoiement. « Le discours des agresseurs détourne l’attention sur leurs souffrances plutôt que sur celles de leurs victimes. » (3) A fortiori, à aucun moment, n’est envisagée la possibilité que BC ait pu également proférer des « mots qui tuent » à destination de Marie ni qu’elle ait pu en souffrir : le seul ego culturellement reconnu et ayant droit à des égards est l’ego masculin. Sexe concave, la femme manque d’ego comme elle manque de pénis, elle ne saurait être concernée par ces turgescentes manifestations de supériorité virile. N’étant pas dominante, si une femme est la cible d’humiliations verbales qui la font souffrir, cela ne mérite pas d’être souligné puisque les humiliations sont le lot normal des dominés. Pas davantage explicitement condamné est le droit reconnu à l’homme d’imposer silence, y compris par la violence, à toute parole féminine attentatoire à sa supériorité virile : « faire taire », « avoir le dernier mot. » Ce qui est valable au dehors ne l’est pas au-dedans : ces auteurs dont on peut supposer qu’ils dénonceraient les atteintes à la liberté d’expression si elles s’exerçaient dans le domaine public ne semblent pas désapprouver radicalement qu’elles s’exercent sur les femmes dans la sphère privée.


« Ils n’arrivent pas à mettre des mots pour traduire leur agressivité. Ils sont alors envahis par la peur d’être dévirilisés et passent à l’acte pour y échapper. » Dans la version de Lepastier, Marie n’est pas explicitement présentée comme la castratrice qui pousse l’homme/victime à la violence. Sa version, plus soft mais confortée par l’autorité du « psy », est axée sur la thèse d’une supériorité verbale propre au sexe féminin qui humilierait l’homme sans qu’il y ait clairement intention de nuire. Prémisse invisible de ce raisonnement : le stéréotype selon lequel les femmes maîtriseraient mieux le langage que les hommes. Bien évidemment, le postulat que TOUTE femme a par définition de meilleures aptitudes verbales que TOUT homme ne résiste pas à l’examen : la maîtrise du langage est fonction des rôles de sexe mais aussi du niveau d’éducation, de la personnalité et de la profession, et il est très probable qu’un avocat de sexe masculin maîtrisera mieux le langage qu’une femme de ménage bac - 5. Il est surtout particulièrement absurde de présenter Bertrand Cantat comme un balourd incapable d’aligner deux phrases alors qu’il est l’auteur de textes percutants et poétiques qui sont pour beaucoup dans le succès de Noir Désir. Etape suivante de ce syllogisme : les femmes traduisent donc leur agressivité par des mots, les hommes par des coups. A cette affirmation douteuse : Cantat était incapable d’exprimer son agressivité verbalement, succède la conclusion pseudo-logique : donc il ne pouvait l’exprimer que par des coups. Autre tour de passe-passe logique : pourquoi la difficulté à verbaliser impliquerait-elle nécessairement le recours à la violence ? Et bien sûr, pourquoi le rendrait-elle légitime ? Samuel Lepastier affirme que « on passe à l’acte quand on n’arrive plus à penser et à exprimer son agressivité avec des mots. » Si la violence est explicable par ces facteurs (capacité à penser et à verbaliser son agressivité), comment rendre compte du fait que, selon l’enquête de l’Enveff, le nombre de femmes battues est plus important chez les cadres que chez les agriculteurs, cadres qui en moyenne ont un niveau d’éducation plus élevé, et donc en principe un meilleur entraînement à la verbalisation ? Et comment expliquer par ces mêmes aptitudes de genre les importantes variantes régionales du taux annuel d’homicides en France (le taux corse étant 10 fois plus important que le taux breton) ? Les Bretons auraient-ils des aptitudes verbales dix fois supérieures à celles des Corses ? Les violences masculines ne dérivent pas de caractéristiques psychologiques individuelles ; encore moins d’une prétendue nature masculine faisant des hommes des handicapés de la parole qui en seraient réduits aux coups pour s’exprimer. Il existe de multiples sphères sociales et professionnelles où les hommes règlent leurs conflits par la parole sans en venir aux mains ; on voit rarement des séances à la chambre des députés ou des conseils d’administration se terminer en match de boxe. De même, on n’a pas remarqué que les politiciens, avocats ou PDG de sexe masculin souffrent d’un handicap verbal visible par rapport à leurs homologues féminins. « Faire de la violence un problème psychologique individuel est une des stratégies de légitimation de la violence... »(4) L’observation montre que le recours à la violence de l’homme « poussé à bout », présenté comme inévitable, ne l’est pas hors de la sphère conjugale. Dans la vie quotidienne, il y a de nombreuses circonstances où un homme tolère sans cogner ces affronts par lesquels il justifie son passage à l’acte avec une femme : au travail, au volant, au guichet de la poste ou de la sécu. Tout conducteur de sexe masculin a entendu maintes fois des mots qui « bafouent sa virilité »- enc..., pédé-sans pour autant recourir à la violence. Daniel Welzer-Lang cite l’exemple d’un homme violent soumis à des pressions au travail et à qui on demandait pourquoi il ne cognait pas ceux qui le poussaient à bout. Celui-ci répondit qu’il n’en était pas question, parce qu’au travail, « ça ne rigolait pas ». Le passage à l’acte soit disant « pulsionnel/passionnel » est en fait le résultat d’un calcul ; il se produit dans le cadre d’un rapport de force inégalitaire, après évaluation prudente des bénéfices et des risques encourus. Si l’argument de la pulsion irrésistible tenait la route, les violeurs passeraient à l’acte en public, ce qui est rare, à moins d’être entourés de complices. Notons que l’excuse de la pulsion irrésistible n’est jamais invoquée que pour les hommes ; jamais la défense d’une mère ayant tué son enfant ou d’une épouse ayant tué son mari n’a été basée sur cet argument. Pour déresponsabiliser les hommes, le discours agresseur propage une version mystifiée de la violence masculine : selon Samuel Lepastier, c’est essentiellement une manifestation pulsionnelle et réactive, une simple décharge d’agressivité répondant à un stimulus (« provocation » de la victime) effectuant le défoulement d’une tension interne dans un contexte de cessation de la pensée et de la verbalisation (5). L’observations des différentes manifestations de la violence infirme cette explication : ultime manifestation du pouvoir, la violence est avant tout une stratégie de contrôle social utilisée par les dominants pour maintenir leur domination. La violence déployée par les armées, par la police ou par les maris n’est pas un simple défoulement pulsionnel ; non pas réactive, mais proactive, elle est un moyen très efficace utilisé en vue d’une fin, qui est la soumission de ceux sur qui elle s’exerce. Contrairement à ce qu’avance Samuel Lepastier, les hommes n’ont pas recours à la violence parce qu’ils cessent de penser ; au contraire, ils l’utilisent par ce qu’ils sont obsédés par une pensée : garder le contrôle de leur femme. Soulignons aussi que l’argument de la « pulsion irrésistible », central dans la justification de la domination masculine, devrait être retourné contre ses bénéficiaires : si les hommes sont à ce point incapables de contrôler leurs pulsions, s’ils sont inaptes à « penser et à exprimer leur agressivité par des mots », ne devraient-ils pas renoncer à diriger le monde ? On observe en tout cas que, par delà certaines différences de mise en oeuvre, discours journalistique et discours psychanalytique ci-dessus sont identiquement calqués sur les mythes et poncifs sexistes du discours du sens commun : ce sont essentiellement les classiques stéréotypes essentialistes de genre (les femmes pleurent, les hommes mentent, les femmes parlent, les hommes frappent) et le double standard (recours à la violence, pulsion irrésistible et ego à ménager sont des privilèges exclusivement masculins.)


Autre prémisse invisible : la notion que toute manifestation de supériorité ou d’autonomie féminine soit intrinsèquement castratrice (ou perçue comme telle) par l’homme, et donc de l’ordre de l’intolérable. C’est l’explication définitive donnée par Lanzmann et Lepastier à la rage de Cantat -« des mots qui castrent », « ils sont alors envahis par la peur d’être dévirilisés ». Ici, on n’est plus seulement dans l’essentialisme sexiste, on touche au fond patriarcal le plus archaïque : honneur masculin fondé sur le contrôle (du sexe) des femmes et codes culturels qui autorisent l’homme à laver certains « affronts » féminins dans le sang. Posée comme ultima ratio devant laquelle on ne peut que s’incliner, la sacro-sainte virilité fonctionne comme un butoir qui marquerait les bornes de l’émancipation féminine : les femmes peuvent travailler et même siéger à l’assemblée nationale mais pas touche à l’identité masculine—en clair au statut dominant de l’homme dans la sphère privée. Même si la reconnaissance d’une égalité toute théorique prévaut dans le monde du dehors, la revendication de virilité exprime le refus masculin d’accepter le modèle égalitaire du couple. Enfin, la virilité devant se prouver à chaque instant, un homme n’en est un que si sa partenaire le confirme comme tel par des signes de soumission et de respect constamment renouvelés. Ces signes de soumission virilisants, c’est l’homme qui en établit unilatéralement le cahier de charges, imposé à sa compagne ; de plus, celle-ci ne peut jamais savoir exactement ce que l’homme attend d’elle puisque, de par sa position dominante, il se réserve le droit de modifier ses exigences à volonté. Dès lors, elle se retrouve dans la position kafkaïenne de pouvoir être en tort à tout moment sans savoir pourquoi : tout manquement, réel ou imaginé, à ces exigences variables, tout refus d’obéissance remettant en cause le statut de dominant de l’homme dans le couple sera qualifié de provocation. Un homme peut s’estimer poussé à bout pour les choses les plus arbitraires et les plus triviales, allant des insultes au refus de rapport sexuel jusqu’au fait d’être rentrée cinq minutes en retard ou d’avoir trop salé le rôti. Pour Cantat, c’était avoir reçu un SMS anodin d’un ex... Toute affirmation d’autonomie féminine étant ainsi posée comme provocatrice, l’individu de sexe masculin se voit reconnaître le droit de réagir en potentat capricieux pour qui le moindre désaccord, la moindre frustration sont justifiables du peloton d’exécution. « L’affirmation que c’est « la femme qui les a obligés à être violents, en menaçant leur virilité et le pouvoir qu’ils exercent et dont ils ont besoin pour être un homme revient comme un leitmotiv dans le discours des agresseurs » (6). D’une certaine façon, ils n’ont pas tort : si le sentiment de virilité est ainsi à la merci de manifestations de soumission constamment renouvelées, le refus d’obéissance féminin peut à tout moment faire crouler le fragile château de cartes de l’identité masculine, et la frustration de l’homme privé de son shoot de soumission féminine s’apparente à celle du drogué que l’on prive de sa drogue. Le droit de l’homme à dominer sa femme n’est à aucun moment remis en question par Lanzmann ou Lepastier, tout au plus celui-ci semble t’il désapprouver que cela aille jusqu’au meurtre. Tout se passe comme si, derrière l’admission proclamée de la notion d’égalité des sexes, fonctionnait un autre discours, sorte de loi non écrite régissant effectivement les comportements, selon laquelle la domination masculine resterait normative dans la relation de couple. Certes, ses excès sont désapprouvés mais la relation inégalitaire qui les produit ne doit pas être remise en question : si sa compagne ne lui laisse pas avoir « le dernier mot », c’est-à-dire porte atteinte à sa dominance, il apparaît légitime ou du moins compréhensible que l’homme rétablisse son statut dominant par les coups.




Mythe qui paraît en contradiction avec l’argument numéro un, mais le discours agresseur ne s’encombre pas de logique. Patrick Eudeline dans son article « La ballade de Marie et Bertrand » reprend telle quelle la version de Cantat : c’est Marie qui l’a frappé la première « comme une fille d’1 m65 peut frapper un type comme Cantat (1 m85 au bas mot) » (7). Le seul élément en faveur de cette version « Marie a frappé la première » est la parole de Bertrand Cantat. Il est stupéfiant que PE y ajoute foi-il n’est pas le seul—sans se poser de questions : par définition, on ne saurait prendre pour argent comptant la parole de l’accusé dans le récit de son crime. De plus, les changements successifs dans le récit de Cantat devraient aussi inciter à la méfiance, de même que le témoignage de Andreus Leliuga, assistant de tournage du film « Colette », sur le comportement violent de BC à l’égard de Marie l’après-midi du drame (8) . Il est intéressant d’observer qu’au tout début de cette affaire, personne dans les médias n’a mis en doute la version initiale du chanteur : « je l’ai poussée, elle s’est blessée en tombant ». Parce que le doute doit toujours profiter à l’accusé et qu’il fallait attendre d’en savoir un peu plus avant de se prononcer ? Certes, mais aussi parce que dans une affaire de viol ou de violences-et ceci est inscrit dans le texte même de la loi avec la pratique de l’expertise dite de crédibilité que doit subir la victime de viol mais non l’agresseur—la parole d’un homme, surtout s’il est socialement considéré, bénéficie presque toujours d’un préjugé favorable par rapport à celle de sa victime. Mais surtout quelle crédibilité de principe accorder à l’excuse de la femme qui frappe la première ? A part la classique gifle au malotru des films des années 50, largement tombée en désuétude, vous en avez vu beaucoup, des femmes (et des hommes) d’1 m 65 attaquant physiquement des hommes d’1 mètre 85 ? Comme le disait Audiard : « Quand les hommes de 120 kilos parlent, les hommes de 65 kilos écoutent... » La différence de force physique fait que les femmes i nsultées, palpées dans l’espace public, apprennent très tôt à s’écraser et à ravaler leur humiliation, sachant bien qu’elles risquent gros si elles se rebiffent. De telles allégations relèvent du déni d’évidences universelles : l’agression du (beaucoup plus) faible contre le fort est rare pour une simple question d’instinct de survie : son résultat est aussi prévisible que dangereux.




C’est un argument typique du discours agresseur qui est apparu à plusieurs reprises au cours de cette affaire ; mentionné par BC lui-même, il a été prononcé sur des forums. Au moment où j’ai pu le voir cité dans les médias passait justement sur Paris-Première un docu sur Linda Lovelace, rendue célèbre par le film porno Deep Throat et cornaquée dans sa carrière de porno star par son mari et maquereau Chuck Traynor. L’ex-actrice porno, maintenant décédée, relatait les tabassages réguliers infligés par Traynor pour qu’elle fasse ce que l’on attendait d’elle sur les plateaux de tournage. Chuck Traynor, interrogé à son tour, nie l’avoir tabassée ; tout au plus reconnaît-il l’avoir « bousculée ». Il y était bien obligé : elle était « hystérique » ! « Dénoncer l’hystérie des femmes qu’on frappe est hélas un système de défense tout à fait classique chez les machistes. » (9)




Argument présent dans l’article de PE, qui décrit Bertrand Cantat comme un rocker « BCBG, » « la dernière personne qu’on imaginait dans une telle situation, » dans laquelle il aurait mieux vu Joey Starr. Cette vision stéréotypée des auteurs de violences conjugales semble sortie tout droit d’un roman de Zola : la notion que les hommes BCBG ne frappent pas les femmes, que c’est un comportement de prolétaire, de marginal ou de fou et qu’il y a effectivement des individus que leur mode de vie « respectable » met au-dessus de tout soupçon renvoie à une vision très conformiste, voire victorienne, de la société qu’on ne s’attendrait certes pas à trouver chez un rock critic. La présentation des violences conjugales comme des aberrations exceptionnelles commises par des individus anormaux-fous, étrangers ou marginaux—est une autre des stratégies caractéristiques du discours agresseur : elle masque le fait que ces violences sont une norme fondamentale des cultures patriarcales et interdit toute identification de leur caractère systémique. Norme archaïque certes, autrefois parfaitement officielle puisque le droit pour le mari de battre sa femme était reconnu par des textes religieux ou légaux mais non pas norme disparue, vu la proportion importante de femmes qui continuent à être victimes de violences conjugales dans les pays où elle sont officiellement illégales. Le discours agresseur explique les violences masculines par des causes strictement psychologiques ; fonctionnant comme un écran de fumée, ces pseudo-explications occultent les causes structurelles et assurent la pérennité du système. « Le mythe empêche les femmes de comprendre les rapports sociaux qui sous-tendent les violences exercées contre elles... et occulte (leur) situation (de) dominée... » (10)




On prouve cette affirmation en mettant en évidence le fait que des femmes recourent aussi à la violence dans une relation de couple sans prendre en considération le contexte inégalitaire de cette relation et les violences préalables auxquelles elle répond ; on pose ainsi une pseudo symétrie avec la violence masculine. L’article de PE cité plus haut met en évidence le procédé : le texte commence par une citation d’une célèbre ballade folk américaine, que paraphrase le titre de l’article, la Ballade de Frankie et Johnny : « Frankie arriva sans se faire voir/Les surprit enlacés devant le bar/ De son sac, un Colt 45 elle sortit/Tira sur J ohnny et lui dit/ Tu es à moi/ Maintenant à tout jamais... » Apparemment un classique fait divers passé dans le folklore, une banale histoire de femme trompée qui tue l’amant infidèle. Mais si PE avait fait une recherche sur le fait divers réel qui a donné naissance au mythe-il est possible qu’il y en ait eu deux qui aient été mélangés-il se serait aperçu que la ballade raconte des événements qui se sont réellement passées, mais d’une façon tronquée et déformée ; en particulier, les éléments contextuels indispensables à la compréhension des motivations réelles de l’acte de Frankie sont occultés. Frankie Baker, une très jeune prostituée noire de Saint Louis (Missouri) a bien tué son amant sur le trottoir d’un quartier chaud de cette ville. Mais pas tant par jalousie qu’en un acte de self-défense contre celui qui était surtout son maquereau et était « ivre et violent », ce qui lui valut d’être acquittée par le tribunal. La version mythique de la balade conforte le cliché éprouvé du « crime passionnel » et de la jalousie comme motivation du crime-une femme trompée qui tue son amant infidèle-mais la réalité du fait divers est tout autre : il s’agit d’une femme noire très jeune victime de multiples violences masculines, celles subies en tant que prostituée et celles de son proxénète qui la bat, et qui recourt à une ultime violence pour échapper à son persécuteur. Il est significatif qu’un article sur l’affaire Trintignant/Cantat—un homme qui tue une femme-commence par un extrait d’une ballade qui parle d’une femme qui tue un homme. D’emblée, le ton est donné : nous sommes là dans le domaine du mythe, reflet inversé du réel. Plus loin dans l’article, PE cite aussi “Hey Joe » (Hey Joe, where are you goin with that gun in your hand... I’m goin down to shoot my old lady/You know I caught her messin’ round with another man), autre classique du blues/rock. Là on est bien dans le réel : la principale cause des violences masculines serait la jalousie, le départ de la femme et le désir de la contrôler selon des études sociologiques sur la question (11). Donc un partout, violence masculine et féminine sont à égalité. En réalité, les statistiques de criminalité intersexes font apparaître que la violence des hommes et des femmes n’est pas symétrique, ni quantitativement, ni qualitativement (12). Les femmes sont majoritairement victimes (et les hommes meurtriers), dans une proportion des ¾ aux 5/6 dans divers pays occidentaux. De plus, les motivations sont très différentes : l’uxoricide (meurtre de l’épouse) est une stratégie d’appropriation, tandis que le marricide (meurtre de l’époux) est une stratégie de protection : souvent, la femme battue pendant des années finit par tuer son agresseur pour défendre sa vie ou celle de ses enfants. Les maris tuent pour garder le contrôle de la femme, les femmes tuent pour échapper au contrôle (et aux agressions) du mari. Comme l’écrit le sociologue Daniel Weltzer-Lang : « la violence domestique a un genre, le masculin... (elle) défend les privilèges masculins ... Vouloir symétriser femmes et hommes battus correspond à une volonté de nier la nature masculine et viriarcale de la violence. »(13).




Un autre argument fréquemment rencontré dans la presse est que l’acte de Cantat n’entre pas dans la catégorie des violences conjugales mais dans celle des crimes passionnels. Selon ces points de vue, il s’agit d’un acte commis alors que le chanteur « baignait dans la folie » et était dans un « état second. » Cantat lui-même a déclaré initialement : « c’est un accident après lutte, une folie, mais ce n’est pas un crime. » PE met en cause les médias qui, « Gisèle Halimi en tête font l’amalgame facile avec les femmes battues » et affirme que « quelque chose hurle que cette histoire en raconte une autre. »


Cette différence radicale posée entre crime passionnel et violences conjugales est-elle valide ? Crime passionnel ? Pas besoin de chercher plus loin, parcours balisé depuis Othello en passant par Piaf et les chansons réalistes : « je t’ai dans la peau, » « amour vache » « il me donne des coups mais j’aime ça », etc. Selon PE, les femmes qui « poussent les hommes à bout » rechercheraient le « dépassement amoureux, » l’intensité émotionnelle et/ou sexuelle à tout prix, extrêmes sado-masos compris.


L’auteur semble être sérieusement accro à ce romantisme de midinette destroy puisqu’on retrouve ce thème, en très trash, dans son (beau) roman Ce siècle aura ta peau , histoire d’un couple de beautiful losers en pleine déglingue qui trouvent initialement un peu de tendresse et de réconfort dans les bras l’un de l’autre mais finissent par se déchirer jusqu’au sang et dont les rapports se terminent par la mort de la femme, tombée sous les coups du héros, Vincent. Il est intéressant de noter que si Vincent bat Marie à mort dans ce roman, c’est aussi par absurde jalousie machiste, parce qu’il la juge responsable d’un viol collectif qu’elle a subi suite à l’absorption d’un sédatif mis dans sa boisson. Le problème est que l’auteur semble avoir projeté sur Marie Trintignant la personnalité de la Marie du roman ; son décodage de ce qui s’est passé à Vilnius est : le coup de folie d’un rocker propre sur lui débordé par les exigences d’une grande amoureuse hystérique—car tatouée ! Obsédé par ses fantasmes d’amants maudits qui se déchirent compulsivement, l’écrivain n’envisage pas des hypothèses moins romantiques mais plus plausibles : et si Marie n’avait pas eu des mots avec Bertrand par hystérie et par recherche masochiste de l’intensité amoureuse mais tout simplement parce qu’elle ne supportait plus son attitude de propriétaire ? Les hommes qui cherchent à contrôler leur compagne utilisent des tactiques standard nommées « comportements limitateurs d’autonomie » : lui demander de quitter son job, l’isoler de sa famille, de ses amis, surveiller ses allées et venues, ses coups de téléphone, etc. Confrontées au resserrement progressif de l’emprise d’un homme tyrannique, beaucoup de femmes, après l’avoir initialement acceptée par amour, finissent par se rebiffer contre cet enfermement qui les étouffe et fait le vide autour d’elles. Et selon les statistiques de la violence domestique, le moment de risque maximal dans une relation avec un homme violent est celui où la femme annonce à l’homme qu’elle en a assez et qu’elle veut le quitter. Selon Jean-Louis Trintignant, père de Marie, c’est parce que Marie aurait annoncé à Bertrand qu’elle voulait rompre que celui-ci a réagi par la violence. Les crimes passionnels procèdent des mêmes motivations que la violence conjugale : maintenir le contrôle de l’homme sur la femme. Mais alors que cette violence se dévoile comme brutalement patriarcale sous le nom de crime d’honneur ou de violence conjugale, elle se dissimule souvent sous l’appellation flatteuse de crime passionnel dans la presse occidentale. L’amour, sentiment socialement valorisé, gomme l’horreur du crime : il a tué, certes, mais c’était pour une raison noble, par passion et non par instinct propriétaire. Les femmes, supposées valoriser l’amour plus que les hommes, sont particulièrement sensibles à cet argument et plaignent volontiers le malheureux meurtrier paré d’une auréole d’amoureux transi : quelle lectrice sentimentale pourrait en vouloir à un homme qui « aimait trop » ? On a même l’impression que, dans la vision populaire, plus horrible a été le crime, plus fort devait être l’amour. Bien entendu, qualifier d’amour le sentiment qui conduit à tuer de coups la femme que l’on aime est un horrible abus de langage. Accepterait-on qu’un pédophile dise qu’il a tué un enfant par amour ? Lio, amie de Marie Trintignant, a eu des formules très fortes sur le détournement sémantique de ce mot à connotation positive pour excuser les plus horribles violences envers les femmes : « la passion qui enferme, qui jalouse, qui envie et qui tue, il faut arrêter de la valoriser ; c’est tout le contraire de l’amour.... S’il y a chaque mois des femmes qui tombent sous les coups de leur compagnon, c’est bien parce qu’on confond tout ça. » En effet, si l’on voulait à tout prix trouver un référent analogique, le désir d’emprise totale d’un homme sur une femme a plus à voir avec celui du gourou sur les membres de sa secte qu’avec le sentiment amoureux.




En clair, elle aurait un passé toxico et était une « mangeuse d’hommes. »


Ceci nous renvoie de nouveau aux survivances d’archaïsmes très anciens : au Moyen-Age, les violeurs n’étaient punis que si la jeune fille était vierge, mariée ou noble. De nos jours, en France, il est pratiquement impossible à une prostituée violentée de faire aboutir une plainte en justice : on ne saurait violer une femme qui couche avec des centaines d’hommes. Le passé toxicomane d’une femme violée désintoxiquée depuis des années, ses aventures sexuelles de jeune fille peuvent encore être invoqués par les avocats de la défense pour discréditer son témoignage. Insinuer que Marie n’était pas une sainte ou soumettre la victime d’un viol à une enquête de moralité relèvent d’une démarche identique : il s’agit de chercher dans la vie de la victime une justification à l’agression. Le postulat patriarcal qui sous-tend ces stéréotypes et les législations qui les codifient, c’est que les femmes « bien » ne se « font » généralement pas violer. donc seule une victime de viol bien sour tout rapport « mérite » qu’on lui rende justice. Corollaire : violences et viol sur une femme dévergondée et/ou émancipée sont culturellement excusés et sans grandes conséquences pénales. Et donc, seuls seront condamnés à de sérieuses peine de prison les violeurs de saintes. Ce permis de violer et/ou de tuer les femmes libres et/ou coupables de vagabondage sexuel implicitement accordé aux hommes par la société est sans doute l’une des motivations profondes des tueurs de prostituées en série, particulièrement fréquents dans les pays anglo-saxons. Marie était-elle ou non une sainte, la question ne devrait pas être posée ; si on la pose, on se situe ipso facto dans une logique de type « ou voilée ou violée »...

Un argument de ce type fait (prudemment) son apparition dans l’article de SL : « Attention, je ne dis pas que les femmes l’ont bien cherché ! Je dis que le féminisme, aussi vital soit-il, peut être examiné aussi dans ses effets négatifs. Les femmes ont-elles compris que de nouvelles lois ne suffiraient pas à changer les hommes de l’intérieur ? Et qu’elles ne se libéreraient pas sans eux ? » Marie, fille de Nadine qui a signé le manifeste de 363 salopes, avait sans doute des convictions féministes mais qu’est-ce que le féminisme a à voir avec son meurtre ? Plus précisément, quelles manifestations de féminisme de la part de Marie ont-elles pu jouer un rôle dans le passage à l’acte de Cantat ? Serait-ce le fait de pratiquer la « serial monogamy » et d’avoir eu des enfants de père différents ? De garder des contacts amicaux avec les pères de ses enfants ? De tenir tête à son compagnon et de refuser de se plier à ses exigences ? Beaucoup des femmes qui se comportent ainsi ne sont pas le moins du monde féministes. De même que la majorité des femmes qui meurent sous les coups de leur compagnon ne le sont pas davantage. A moins que ne puisse être ipso facto considérée comme féministe toute femme qui refuse de se laisser traiter comme un paillasson, selon l’expression de Rebecca West. Et comment ces lois insuffisantes à changer le comportement des hommes invoquées par SL interviennent-elles dans le meurtre ? On se perd en conjectures... Serait-ce que SL considère que les lois condamnant les hommes violents restent sans effet contre ces violences ? Dans ce cas, on peut souligner que les condamnations des hommes violents étant dérisoires-4 semaines de prison pour le mari ultraviolent de Lio-on peut supposer que ce n’est pas le fait que les lois soient inefficaces mais qu’elles soient insuffisantes et mal appliquées qui pose problème. Selon les auteures de Crime passionnel, crime ordinaire, les fémicides baissent quand sont mises en œuvre des législations de protection des femmes (14)


Hystérie, crime passionnel, provocation des femmes qui poussent l’homme à bout et suscitent sa rage « incontrôlable », virilité blessée, souffrances des agresseurs, symétrie entre violence féminine et violences masculines, autant de concepts désinformatifs et intrinsèquement sexistes utilisés pour déresponsabiliser les auteurs de violences conjugales. Si on va leur chercher des excuses aussi multiples que variées, c’est parce que les hommes violents continuent à bénéficier d’une sympathie sociale certaine. Comme le souligne Lucile Cipriani, on ne cherche pas d’excuses aux pédophiles, « parce qu’ils ne suscitent aucune empathie. » (15)


1) Le Monde, 16/08/03. 2 ) Nouvel Obs, Hebdo en ligne, 09/10/03. 3) Lucile Cipriani, Nul n’a su contourner l’agresseur, 09/09/03, http://sisyphe.org/article.php3Id_article=619 4) Daniel Welzer-Lang, Les hommes violents, 126. 5) Les analyses de Lanzmann et Lepastier ne sont pas cohérentes, parce que tout en décrivant la violence comme une décharge pulsionnelle, ils expliquent néanmoins l’acte de BC par le désir de « faire taire », d’ « avoir le dernier mot », motivation qui relève d’une intention de contrôle. 6) Gilligan/Hearn. 7) Rock & Folk (10/03). 8) Nouvel Obs, journal permanent, 22/08/03 9) Maître Kiejman, Zone 41, Actu des Ados. 10 ) DWL, op cit., 126 11) Le Devoir, Violence conjugale ou crime passionnel, 05/08/2003. 12)http://www.msp.gouv.qc.ca/stats/stats.asp ?txtSection=crimina&txtCategorie=1999&txtSousCategorie=violconj 13) DWL, op. cit., 289 14) Houel et al, Crime passionnel, crime ordinaire. Paris, PUF, 14 15) LC, op. cit,



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25
Avr 04


L’affaire Cantat dans les médias


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