par Sporenda
Le crime passionnel a un genre, le masculin. Dans cet article, nous revenons sur le concept de crime passionnel (brièvement évoqué dans l’article « Fragments d’un discours agresseur ») qui est un exemple particulièrement typique du sexisme invisible des représentations et du langage. Dans les représentations populaires, le crime passionnel est présenté comme un concept sexuellement neutre, concernant implicitement autant les femmes que les hommes : l’amour peut faire perdre la tête à tout le monde et ni la classe ni le sexe ne protègent des excès de la passion. En fait, cette symétrie homme/femme est illusoire et le crime passionnel est une notion sexuée. Nous avons déjà souligné dans l’article cité ci-dessus qu’il n’y a pas symétrie entre les deux sexes en matière de crimes conjugaux : des études statistiques sur ces meurtres se dégage une fourchette à peu près constante dans divers pays occidentaux : les victimes sont féminines à raison d’environ 3/ 4 ; alors qu’il diminuerait sensiblement dans des pays comme les Etats-Unis, où les chiffres des meurtres conjugaux sont cependant élevés mais avec un pourcentage de victimes qui semblerait plus également réparti entre les deux sexes. Mais surtout, ce qui est très important pour l’analyse de la notion de crime passionnel, les motivations des femmes qui tuent sont radicalement différentes de celles des meurtriers :
« Souvent les hommes tuent leur femme après de longues périodes de violence physique prolongée accompagnée d’autres formes d’agression et de contrainte ; dans ces cas, les rôles sont rarement, voire jamais, renversés. Les hommes se livrent à des massacres « familiaux » et tuent simultanément leur femme et leurs enfants ; ce que les femmes ne font pas. Il arrive souvent que les hommes traquent et tuent les femmes qui les ont quittés ; les femmes ne se comportent presque jamais de cette manière. Les hommes tuent leur femme à la suite de meurtres-suicides planifiés ; on n’entend presque jamais parler d’actes semblables commis par des femmes. Les hommes tuent après avoir appris que leur femme a été infidèle ; les femmes ne réagissent presque jamais de la même manière bien que leurs conjoints soient souvent plus portés à l’adultère. » (2) Dans la majorité des cas d’uxoricides, la motivation du meurtre reflète ce que l’on pourrait appeler « l’affirmation sexuelle propriétaire du mari sur la femme. » (3). Et plus cette affirmation sexuelle propriétaire—et donc le désir de contrôle—est forte, plus l’homme aura recours à la violence. Si d’une part les motivations qui définissent le crime passionnel par opposition aux violences conjugales sont la jalousie, l’adultère et le refus d’être quitté par son partenaire et que, d’autre part, les statistiques criminelles établissent que les femmes tuent essentiellement pour se protéger ou pour protéger leurs familles et rarement par jalousie ou suite au départ de leur compagnon, il semble que (pour paraphraser la formule de Daniel Welzer-Lang sur la violence conjugale), le crime passionnel ait un genre, le masculin, celui de la victime étant clairement le féminin.
Version moderne du crime d’honneur. Des dispositions légales reconnaissant la légitimité du crime d’honneur ont existé autrefois dans la plupart des pays occidentaux : dans la loi traditionnelle anglo-américaine, « un meurtre commis sur une femme surprise en flagrant délit d’adultère était considéré comme « acte raisonnable » et impliquait une condamnation réduite » (4). En France, la notion de crime d’honneur a disparu formellement des textes de loi avec la réforme du droit pénal datant de 1791 ; néanmoins, elle n’a pas disparu des références collectives ni cessé d’influencer les tribunaux, elle a simplement subi une mutation et a été redéfinie en fonction des valeurs des sociétés modernes. Il est significatif de relever que la notion de crime passionnel est apparue dans la culture populaire occidentale à peu près au moment où disparaissaient les dispositions légales cautionnant le crime d’honneur. En effet, c’est au XIXème siècle que les journaux, qui se multiplient, se mettent à cultiver le genre du fait divers et élaborent le concept moderne de crime passionnel. Les conséquences pénales deviennent un peu plus lourdes pour les meurtriers ; néanmoins, dans les années 1800, les procès pour crimes passionnels aboutissaient environ une fois sur deux à l’acquittement du criminel (5). Avec l’argument du crime passionnel, le droit propriétaire marital ne s’avoue plus comme tel, mais rien n’est changé sur le fond : la rage violente suscitée par la découverte d’une infidélité féminine reste " normale et excusable " et le droit du mari de tuer la femme infidèle n’est pas remis en question (6). Très récemment, dans notre pays, les médias ont ressorti au bénéfice de Bertrand Cantat cette poussièreuse antiquité qui faisait les choux gras des Détective des années 50. Les dispositions légales légitimant le crime d’honneur ont persisté jusqu’en 1991 dans les législations du Brésil, de l’Inde et du Pakistan. Ainsi au Pakistan, l’infidélité était considérée comme « grave et sudden provocation » justifiant le meurtre de la femme, qualifié de « défense légitime de son honneur » de la part du mari et lui valant l’acquittement (7). Comme en France, la disparition de ces dispositions légales n’a en rien mis fin à l’indulgence dont bénéficient les hommes qui tuent leur femme en cour de justice et dans l’opinion publique. Elles subsistent encore formellement dans certains pays du Moyen-Orient ; celui dont on a le plus parlé dans les médias étant sans doute la Jordanie, où le parlement a refusé à plusieurs reprises de les abolir.
Une défense réservée aux hommes. Les dispositions législatives concernant le crime d’honneur ont au moins le bénéfice de la franchise : l’affirmation propriétaire du mari sur la femme y est posée comme absolue et sans limites, son pouvoir sur elle s’y dévoile comme ouvertement et brutalement coercitif et elles n’autorisent que le meurtre de la femme adultère par le mari, l’inverse n’étant qu’exceptionnellement légitimé. La notion de crime passionnel est plus hypocrite : en traitant cet acte comme sexuellement neutre, elle occulte le fait que c’est une défense qui protège essentiellement les hommes ; d’abord parce que, comme nous l’avons souligné plus haut, les femmes tuent rarement suite à l’adultère ou à l’abandon du compagnon, alors que ce sont des motivations fréquentes pour les hommes. Ensuite parce que l’argument de la « rage incontrôlable » censée pousser à la violence et au meurtre est une émotion essentiellement associée à la virilité et peu convaincante si invoquée par une femme. Enfin parce que les rares femmes tuant leur compagnon par jalousie subissaient le traditionnel double standard : contrairement à l’infidélité féminine, le meurtre du mari infidèle par la femme ne comportait aucune atténuation de culpabilité : nommé « petite trahison » dans la common law anglo-américaine, le maricide, même justifié par la légitime défense, était jugé comme le crime le plus abominable valant aux meurtrières des condamnations maximales, voire la torture et le supplice (8). D’une façon générale, les crimes concernant la sphère privée étaient (et sont encore) moins punis que ceux commis dans l’espace public, à l’exception du maricide ou parricide. Dans les sociétés patriarcales traditionnelles, le droit de propriété du mari sur la femme s’exerçait dans un contexte où le mariage était « forcé, » c’est-à-dire imposé à l’individu par la collectivité et la famille sur la base de considérations essentiellement socio-économiques. Dans la vision moderne/ démocratique sanctionnée par la réforme du code pénal précitée, c’est le choix individuel qui, par le biais de l’amour, constitue la cellule familiale. Mais même si c’est maintenant au nom d’un sentiment individuel positif scellant un lien librement consenti et non en vertu d’une loi légitimant un pouvoir patriarcal ouvertement coercitif que l’homme tue sa compagne, la revendication propriétaire reste inchangée et c’est toujours la femme qui meurt à la fin ; la cerise sur le gâteau étant que le meurtrier continue ainsi à bénéficier d’une sympathie sociale qui serait refusée au machiste archaïque. Sans doute pourrait-on même dire que cette revendication propriétaire a été élargie : en effet, autrefois, le crime d’honneur ne pouvait concerner que l’adultère de la femme sur laquelle l’homme avait des droits consacrés par la loi, c’est-à-dire l’épouse légitime, ce qui n’est plus le cas avec le crime passionnel.
Un meurtre puni comme un accident. Recyclage glamourisé de la norme patriarcale du crime d’honneur, la notion de crime passionnel fonctionne objectivement comme un argument taillé sur mesure permettant aux hommes de tuer les femmes échappant à leur contrôle sans tomber sous le coup de la loi commune : pour un crime relevant normalement d’un chef d’accusation de meurtre avec ou sans préméditation, au pire les meurtriers s’en tirent avec une simple accusation d’homicide involontaire, passible d’une peine bien inférieure. A noter aussi que le poids de cette défense en cour de justice est tel que, dans certaines cultures, des hommes qui tuent pour de l’argent, un héritage ou simplement pour se débarrasser de leur épouse camouflent ces meurtres en crime passionnel pour échapper à la justice. « Les formes les plus violentes des crimes patriarcaux sont réduites à une infraction proche d’un accident ou d’un acte de négligence » (9). Parallèlement, on a pu voir à l’œuvre un habile tour de passe-passe sémantique métamorphosant un meurtre en accident dans les nombreux articles qui ont présenté l’affaire Cantat comme une simple tragédie : dans cette optique, la mort de Marie, n’est pas le résultat des coups volontaires de son partenaire mais la faute à pas de chance, et la violence masculine y est évoquée comme une fatalité impersonnelle contre laquelle on ne peut rien et qui s’abattrait sur les femmes à la manière d’un tremblement de terre ou d’un ouragan. Par ailleurs, dans certaines législations nationales, la notion de provocation a été considérablement élargie et va bien au-delà de l‘infidélité : ainsi menacer son mari de le quitter ou intenter une procédure de divorce peuvent constituer une provocation aux yeux de la loi. Confirmant le caractère machiste de la défense de provocation, certaines législations joignent l’homophobie au sexisme en considérant comme provocation excusant rage incontrôlable et voies de fait mortelles le fait pour un homosexuel d’avoir fait des invites sexuelles à un autre homme. Enfin, l’invocation de la « perte de contrôle » comme conséquence inévitable de la provocation est tout aussi contestable juridiquement : des juristes soulignent que le crime passionnel est le seul où une émotion est invoquée pour exonérer le criminel de la sanction qui lui serait normalement réservée. Ils soulignent aussi que la notion de « perte de contrôle suite à provocation » est une exception ad hoc à la définition juridique de l’irresponsabilité pénale : en règle générale, un individu majeur est considéré responsable de ses actes et les seuls cas où il n’a pas à en répondre devant la justice sont l’aliénation mentale ou l’absorption involontaire de substances incapacitantes. Enfin, l’argument de la perte de contrôle masculine présente un autre avantage pour les meurtriers : tandis que les femmes maricides, qui tuent souvent après avoir subi des années de violences, sont de ce fait fréquemment accusées de préméditation, les meurtriers passionnels sont généralement exonérés de cette circonstance aggravante de par la spontanéité impliquée par la notion de perte de contrôle. Cette notion est d’ailleurs radicalement remise en cause dans certains pays anglo-saxons où il est proposé de la considérer légalement comme circonstance aggravante. En effet, on peut d’ailleurs se demander pourquoi, hormis ses avantages évidents pour la minimisation des responsabilités masculines en cour de justice, l’argument du crime passionnel/perte de contrôle devrait être une circonstance atténuante. Car enfin, qu’est-ce qui est le plus dangereux pour la société : la brute soi-disant incapable de se contrôler et qui frappe à la moindre frustration, ou le criminel intelligent et raisonné qui ne tue que par calcul ? A noter que la notion de provocation féminine est présente dans tous les crimes contre les femmes : ce sont les violées qui ont provoqué leur violeur, les fillettes qui ont provoqué le père incestueux, les mégères qui ont provoqué leur mari. « La provocation ne devrait pas plus être considérée comme une invitation à user de représailles que la manière de se vêtir d’une femme incite au viol » (10).
Lorsque elle fait partie de l’arsenal législatif d’un pays, la défense du crime d’honneur accorde aux hommes un véritable permis de tuer les femmes censées avoir enfreint les règles patriarcales imposées à leur sexe ; c’est un archaïsme radicalement incompatible avec les notions notion de démocratie et de droits de l’homme. Le problème est que, même là où la notion de crime d’honneur n’a plus cours de jure depuis longtemps comme en France, elle a été remplacée par celle de crime passionnel, qui conserve un grand poids dans les représentations collectives. Lors de l’affaire Cantat, les médias ont abondamment brodé sur le cliché du criminel passionnel, brave type un peu soupe au lait poussé au meurtre par le désespoir amoureux où l’a réduit une femme-qui-n’était-pas-une-sainte. La persistance de ces pseudo-explications des violences masculines qui en occultent les causes réelles et contribuent à perpétuent la tolérance sociale dont elles bénéficient nous incite à nous interroger sur la remarquable capacité de renouvellement et de redéploiement stratégique du pouvoir patriarcal dans nos sociétés modernes.
1) Sur ces pourcentages et autres statistiques sur la violence conjugale, voir Cote et al, Arrêtons d’excuser les violences contre les femmes, Mémoire de l’AFND, avril 2000, http://www.anfd.ca/memo-prov.htm ; Le Moyen de défense fondé sur la provocation, Ministère de la Justice du Canada, http://canada.justice.gc.ca/fr/cons/rccd/section1p1.html et Violence conjugale ou crime passionnel, Le Devoir,http://www.ledevoir.com/2003/08/05/33290.html 2)Dobash et al, The Myth of Sexual Symmetry in Marital Violence, 1992, 81. 3)Sur ce concept, voir Wilson-Daly, Social Problems, 1992, 39 :1, Dpt of Psychology, Hamilton Ontario. et Violence conjugale ou crime passionnel. 4)Violence conjugale ou crime passionnel. 5)Houel et al, Crime passionnel, crime ordinaire, PUF, 48. 6)Violence conjugale ou crime passionnel. 7)Idem. 8)A Comparative Study of Legal Defenses for Men who Kill their Wives, Columbia Journal of Law and Social Problems, 1991, 597-638 9) Idem 10)Arrêtons d’excuser les violences contre les femmes, http://www.anfd.ca/memo-prov.htm.