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Ma part de colibri
Jour J moins 10 !
Le 4 février, dans dix jours, on pourra trouver "Je mourrai une autre fois" dans les librairies. L'aventure m'a pris longtemps, pour des raisons qui tiennent au contexte familial et d'autres au travail purement littéraire d'appropriation de l'histoire, de choix du point de vue, de recherche de documentation, tout ça...
Après "L'exil est mon pays", nous sommes en 2006, j'avais commencé à rassembler des notes sur ce qui précède l'arrivée en France de mes parents, sur leur itinéraire. Génération tourmentée, malmenée, sacrifiée mais aussi idéaliste et joyeuse. Remonter le temps comme un courant en pagayant dans des eaux agitées de leur vie en Espagne avant qu'ils se connaissent, avant moi...
Puis j'ai écrit "Fille de rouge" et "Maman.", avec Libertad, ma mère littéraire, au centre de l'histoire. Mon père, goguenard, me dit: "Et moi, alors?" Il plaisante, il ne sait pas s'exprimer autrement. Ça vient, lui dis-je, sans mesurer que je m'attaque à autre chose. J'ai écrit les livres précédents à la première personne. La forme romanesque refait l'histoire, mais l'inspiration est clairement autobiographique et suit ma vie au plus près.
Mais l'histoire de mon père est une histoire d'avant. Je ne l'ai pas vécue. Je ne suis même pas née dans le pays où elle se passe. C'est une histoire avec une guerre dedans et je n'ai connu que la paix. C'est une histoire en espagnol, et j'écris en français. C'est cependant une histoire réelle, je dois respecter l'Histoire, je ne peux pas puiser à mon gré dans l'imaginaire comme pour "Roman à l'eau de bleu".
Je m'attelle à la tâche, je dois rendre le manuscrit à Héloïse d'Ormesson fin juin 2013. Je n'avance pas vite. Je suis en retard, je n'ai pas fini. Je la préviens que je ne suis pas prête. Début juin, je dois me rendre à Lyon pour un rendez vous dont je me doute qu'il sera inutile, mais je me suis engagée, je ne me décommande pas, je n'ose pas (parfois, l'éducation et le culte de la parole donnée font perdre bien du temps) je me dis que je vais travailler dans le TGV, quatre heures de train dans la journée, ce n'est pas négligeable. Le train démarre, je lis le journal, et après une trentaine de minutes, je sors mon sac de sous mon siège pour en extraire mon McBookAir. Je ne le trouve pas. Je vérifie, je fouille nerveusement comme si mon sac recelait des poches inconnues où aurait pu chuter la chose. Pas plus d'ordi que de beurre en branche. Je ne peux pas le croire. Ni dans mon sac, ni dans le filet de dossier du siège qui me précède. Bien que je me souvienne parfaitement de la sensation de poids sur mon épaule quand je suis montée à bord, je caresse encore le vague espoir d'avoir oublié l'outil à la maison. J'appelle chez moi. Mon compagnon comprend immédiatement, il m'a vue glisser l'ordi dans mon sac, l'embouchure de celui-ci, un peu étroite, obligeant à un petit mouvement en biais pour l'introduire. J'ai même dit "il est pas si léger, finalement, au bout d'un moment, même un kilo et demi, ça pèse". Je m'en souviens aussi. Je me rends à l'évidence. On m'a volé mon ordi.
Je vais trouver le contrôleur, on me dit qu'il est à la voiture bar. A ce moment, un vague espoir à la Agatha Christie (tout le monde réuni, le coupable confondu) me fait imaginer une fouille du train dont personne n'a pu descendre... Mon visage est suffisamment décomposé pour que la serveuse du bar, me voyant avancer vers elle, me tende ce qui s'avère être un sac à vomi, je ne savais pas qu'ils ont ce genre de truc aussi dans les trains. Mais mon malaise n'a rien de digestif. Le contrôleur n'est pas flic, il ne peut rien faire. Me conseille de porter plainte en arrivant à la Part Dieu, point. Les flics, très gentils et compatissants, ne sont pas surpris le moins du monde, ça arrive tous les jours, ça se passe à Paris, avant le départ du train, les bandes spécialisées remontent les quais, s'introduisent dans les wagons, prennent les ordis et seulement les ordis (c'est vrai, j'ai mes papiers, mon porte monnaie, mes cartes de crédit, mes kleenex et ma tablette de chocolat au lait milka mauve propice à l'inspiration...) et repartent, quittent la gare.
Le soir, à mon retour, sur le quai, mon compagnon me glisse sa main sous le bras et m'entraine direct chez virgin racheter un jumeau ordi tout neuf. Et une mémoire externe.
Pourquoi je vous raconte tout ça? Parce que la moëlle de l'affaire, le gouffre, l'horreur, que je ne souhaite à personne, c'est que je n'avais pas fait la MOINDRE SAUVEGARDE de mon travail, de mon manuscrit tel qu'il est à ce moment là, des étapes intermédiaires. Rien. Nada. Queue dalle. Nibe de nibe. Nothing. Walou. Deux ans de travail sont partis au marché des voleurs qui, à Bercy d'après la police, vide en quelques instants les mémoires des ordis tombés du camion comme on dit, avant de les remettre dans le circuit parallèle. Le pire? Ne pouvoir m'en prendre qu'à moi même. Négligence, inconscience, excès de confiance en ma vigilance... J'éprouve un mélange de colère, de honte, d'impuissance. Tout est à recommencer.
Mais je suis d'une nature optimiste, décidément. Je décide que la disparition de mon ordi est un signe. J'ai en moi un vieux fond fataliste venu des abysses du temps, que sais-je, mais ça fonctionne... Puisque c'est arrivé, et que je n'y peux rien, autant que ça me serve de tremplin. Je me remets au travail et ose faire ce devant quoi j'avais reculé avant: écrire à la première personne, à me mettre dans la peau non pas de mon père (halte là, Sigmund!) mais d'un enfant des années trente. Un petit garçon qui grandit à Madrid, dans une famille fantasque et républicaine.
J'interviewe mon père, je le passe à la question, je tente de lui faire raconter comment c'était, la vie, en ce temps là. On se marre, on chante, il a un répertoire inénarrable... Je vérifie, je me documente. Tout ce qu'il me dit est vrai, comme cette incroyable aurore boréale visible en Catalogne, en pleine guerre, au printemps 1938... Je croyais en savoir beaucoup sur la guerre d'Espagne, j'en découvre tous les jours...
Quand mon père meurt, le 6 janvier 2015, je fais le reste du chemin seule, sans lui, sans ses plaisanteries, sans sa complicité et sans son soutien. Mais dans sa trace, plus que jamais.
Au cas où je viendrais à penser que j'ai donné dans l'historique, le passé, le révolu, la tragédie syrienne me confirme que l'Histoire bégaie... Je suis Syrienne comme je suis Charlie.
Fin juin 2015, je remets le manuscrit. Le livre sort dans dix jours. J'éprouve, en dehors de toute autre considération, un précieux sentiment de plénitude. Je continue à écrire, l'histoire est encore longue. Je leur dois bien ça, à mon père et à tous les autres, hier et aujourd'hui. Flambeau tenu. Une goutte d'eau, mais c'est la mienne. Je fais ma part, comme le colibri de Pierre Rabhi.
Espace commentaire
de VOS - Le 09/10/2016 à 01:35
Conformément à l'engagement pris samedi dernier, je viens de refermer ton beau dernier roman. J'ai pris un réel plaisir à passer ce moment à écouter cette histoire que tu racontes si bien. J'ai ri de bon coeur sur certaines pages et j'ai eu plein d'émotions avec toutes les autres. J'aurais aimé connaître ton père, je suis certain que je me serais débrouillé pour devenir son copain et j'aurais eu tout à y gagner. Je trouve formidable de t'avoir revue.
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Isabelle Alonso - Le 09/10/2016 à 14:09
Merci à toi! Je crois que mon père aussi aurait aimé te connaître! Ça aurait donné des polémiques sans fin, son sport favori! Le sel de la vie...
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Catherine LO BIANCO - Le 25/01/2016 à 16:07
Je suis contente d'avoir découvert votre blog et ce que j'y ai lu m'a beaucoup plu. Je vais lire votre livre sûrement et les autres aussi. Je vous ai écouté chez Laurent Ruquier et j'ai aimé vos interventions toujours pertinentes et intelligentes. En tout cas, j'aime votre façon d'être. Défendez-vous bien lorsque vous irez à On n'est pas couché devant Yann Moix et Léa Salamé. Mais vous n'avez pas peur j'en suis sûre ! :-)
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Isabelle Alonso - Le 25/01/2016 à 16:57
Merci Catherine! Non, je n'ai pas peur! Je me chauffe à des soleils inaltérables. Encore faudrait-il que je sois invitée!
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Hubert - Le 28/01/2016 à 09:52
Faudrait être le roi des cons pour ne pas vous inviter. Pour ma part ça serait plutôt trois fois qu'une. ^-^
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Jean-Marie DEGE - Le 07/03/2016 à 14:40
Bonjour Isabelle, Dans une vie antérieure, il y a plus de 20 ans j'ai, pendant des années, bien connu votre père à Nanterre, nous fréquentions le même Parti, sans la honte que nous aurions maintenant ! Nous l'appelions tous simplement Alonso, il était de toutes les réunions, de tous les marchés à distribuer des tracts, avec simplicité et toujours détermination. Mais l'on sentait bien qu'il en avait vécu des choses dans son Espagne natale. Alors merci de lui avoir redonné la parole, je vais me plonger très vite dans votre livre ! Vous avez bien de la chance d'avoir eu un père tel que lui. Bien fraternellement ou plutôt sororalement, Jean-Marie DEGE
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Isabelle Alonso - Le 08/03/2016 à 09:42
Merci Jean Marie, c'est toujours un bonheur pour moi de constater à quel point mon père était aimé et apprécié.
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