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Madrid en hiver
L'hiver à Madrid, c'est un ciel bleu polaire, un vent glacial et crissant qui descend de la sierra toute proche, un soleil trompeur qui donne, de la fenêtre, l'impression qu'on pourrait sortir en tee-shirt. Mais on connait la chanson, et on s'emmitoufle sévère, doudoune, écharpe à triple tour et lunettes sombres avant se sortir affronter la lumière intense et glacée de décembre. Protèger ses yeux et se geler le nez. Tout un programme. Vivifiant, comme on dit.
Je passe voir ma mère à la Almudena. Je n'y vais que quand il fait soleil, je n'aurais pas la moëlle d'affronter les tombes si la grisaille du ciel venait s'additionner à celle du granit et à la forêt de croix, crucifix et saintes vierges qui font des rares tombes non catholiques des ilots noyés dans l'omniprésence d'une religion ô combien dominante.
Il y a quelques jours j'ai fini de lire "Trece Rosas Rojas" de Carlos Fonseca, écrivain-journaliste qui a choisi de redonner vie, par des récits-enquêtes rigoureux et poignants, à des figures oubliées, effacées, de la guerre 36-39 et de la répression qui suivit, dans les années quarante du XXème siècle. Fonseca ne s'intéresse à l'Histoire avec un grand H qu'à travers les histoires des simples gens, les comme vous, les comme moi. L'histoire, il préfère l'écrire en minuscules.
J'ai toujours su, parce qu'on sait ces choses là sans avoir l'impression de les avoir jamais apprises, qu'une partie du mur d'enceinte du cimetière où repose ma mère servit de cadre aux exécutions qui suivaient les procès "sumarisimos" comme ils étaient qualifiés par les autorités elles-mêmes. Ça signifie "plus que sommaires", et ils l'assumaient. Sans dossier réel, sans défense digne de ce nom, sans autre but que soumettre par la terreur la totalité de la population. D'annihiler la "peste rouge", à savoir la République et quiconque la soutenait ou l'avait soutenue.
A la façon du Mur des Fédérés, à Paris, éclaboussé du sang des Communards, les briques rouges du cimetière de la Almudena fixent la mémoire des fusillés. Et, en l'occurrence, des fusillées. Les "Trece Rosas" (Treize Roses), étaient de très jeunes femmes. Le matin du 5 aout 1939, (la guerre est officiellement terminée le 1er avril) au moment où elles furent passées par les armes, huit d'entre elles étaient mineures, la majorité étant alors à vingt et un ans. Aux vaincus qui avaient pu se bercer de l'illusion qu'au moins les plus jeunes échapperaient à la peine de mort, (la "paca" comme on la surnommait dans les geôles surpeuplées du franquisme), les vainqueurs envoyaient un signal clair. Il s'agissait d'anéantir toute velléité non pas de liberté mais simplement d'espoir. Aucune de ces treize filles n'avait commis le moindre crime. Elles avaient simplement, avant et pendant la guerre, quand c'était légal, été membres de la JSU, les jeunesses socialistes et communistes. Mais dans l'arsenal juridique franquiste, une loi, dite de "adesion a la rebelion", adhésion à la rébellion, permettait de punir de manière rétroactive quiconque avait manifesté adhésion ou même simple sympathie pour le gouvernement démocratiquement élu du Front Populaire ou pour les syndicats et associations légales de l'époque. Le terme même "adhésion à la rébellion" en dit long sur la perversité des franquistes, quand on sait que ce furent eux qui se rebellèrent contre un État démocratique et un gouvernement sorti des urnes.
Je suis devant la tombe de ma mère et je décide d'aller visiter ce qu'il reste du mur où les Treize Roses finirent leur vie. Le cimetière est immense, traversé d'avenues, protégé par des centaines d'arbres, un véritable labyrinthe. Je n'ai pas de plan et pas la moindre idée de la zone où je dois me rendre. Je suis en voiture, avec une amie, qui croit savoir. Nous traversons le cimetière, passons le crématorium. La thanatopole paraît illimitée. Nous finissons par atteindre une extrémité, un mur d'enceinte. Est-ce là? Je ne le crois pas, puisque j'ai lu que les détenues de la prison pour femmes entendaient les rafales et calculaient le nombre de morts en comptant les coups de grâce. Et cette prison se trouvait non loin de l'arène des Ventas, du côté opposé. Un gardien providentiel nous renseigne et nous offre gracieusement son sourire et un plan.
Comment exprimer le sentiment de sérénité qui me saisit quand je découvre que le pan de mur que nous cherchons se trouve à une centaine de mètres de la tombe de ma mère. Ainsi, maman, tu n'es pas seulement dans le caveau familial, tu es aussi avec elles, avec ces filles de ta génération, ivres de liberté, assoiffées de justice. Je les imagine avec ta même révolte, ta loyauté, ta naïveté. Ta gaieté et ton rire, aussi. Je sais, je sais, une athée qui donne dans la connexion spirituelle entre des ados dont les corps sont ailleurs et celle qui vécut assez pour cultiver l'art d'être grand-mère, même en exil, ça peut surprendre mais cerveau et coeur parlent rarement le même langage. Et pour l'heure, je me sens rassurée, consolée, en harmonie avec le monde. Dans ces nuits d'hiver pluvieuses où m'apparaît soudain, au creux d'une insomnie, l'obscurité glacée de ta tombe et où je me surprends à avoir peur que tu aies froid, je pourrai désormais évoquer les sourires de vous toutes, filles rieuses des étés d'avant-guerre, et espérer que lumière et chaleur se substitueront aux ténèbres.
Les plaques commémoratives apposées sur le mur datent des années de gouvernements socialistes. La droite espagnole ne se sent concernée en rien par les crimes de la dictature dont elle est l'héritière cynique et directe. Le pan de mur, constamment fleuri par des inconnu-e-s, dont moi en l'occurrence, n'est pas particulièrement protégé de l'ignorance et de l'impudence ambiantes. Au pied des briques, sur le sol qui fut jadis tellement imprégné du sang des supplicié-e-s qu'il en devint noir, une voiture a effectué un demi tour et laissé en arabesque la trace obscène de ses pneus. Comme une insulte posthume, une de plus, qui rappelle que les méchants sont toujours là, n'ont jamais quitté la scène et se rient de nous. On ne saurait lire autrement la dernière initiative du gouvernement Rajoy au pouvoir aujourd'hui : la remise en cause, dans le simple but de contenter la droite extrême catholique, du droit à l'avortement. Fouler aux pieds les droits humains comme on roule sur le sang des morts, avec, en constante, la morgue et le mépris, est inscrit dans l'ADN de la droite espagnole.
Le matin du 6 janvier, veille de mon départ, je reçois la nouvelle de la mort de Marina Ginestà.
Si jamais quelqu'un a incarné le défi, la jeunesse, la beauté et la joie de vivre, c'est elle, sur ce cliché pris sur un toit de Barcelone en 1936. Je lui avais rendu visite à Paris au printemps dernier avec mon père. Leur échange de souvenirs portait un tel poids d'histoire, d'émotion, de mémoire que je me sens privilégiée d'y avoir assisté comme à un passage de relais in extremis. Esprit de révolte et droiture morale intactes, les deux nonagénaires donnaient à voir la part d'adolescence qui ne les aura jamais quittés, pour le pire et le meilleur.
J'achète une rose rouge pour Marina et je la fixe au Mur des Treize Roses avec le sentiment de créer un lien entre elles: ma mère, Marina et toutes ces Républicaines flamboyantes qui, si elles avaient eu une chance de vivre et d'agir, auraient changé la face de l'Espagne. Elles éteignirent la lumière en partant, les unes vers la tombe, les autres vers l'exil.
Sur les plaques d'hommage fixées au Mur, deux expressions gravées dans le marbre. En 88, "el pueblo de Madrid recuerda su sacrificio"
le peuple de Madrid se souvient de leur sacrifice. En 2009, "Dieron aqui su vida en defensa de la libertad y la democracia"
elles donnèrent ici leur vie pour la liberté et la démocratie. Au feutre rouge, rouge bien sûr, rojo, une main que j'imagine rageuse a barré le mot "sacrificio" pour le remplacer par "asesinato"
assassinat, et "dieron su vida"
donnèrent leur vie par "fueron asesinadas"
furent assassinées. Merci à elle, à la main au feutre rouge, d'avoir exprimé exactement ce que je pense et d'avoir corrigé les précautions oratoires des Espagnols d'aujourd'hui, y compris socialistes, qui n'osent toujours pas utiliser les mots de la vérité. Faut-il que la terreur ait été intense pour qu'elle marque encore les esprits, si longtemps après. L'Espagne n'a jamais désavoué officiellement les crimes de la dictature, les archives restent inaccessibles à celles et ceux qui tentent simplement d'établir la vérité des faits. Une vérité loin de la fable qui répète qu'il se commit autant d'exactions dans les deux camps. Non. Il y a eu la guerre. Puis il y a la répression où tous les bourreaux étaient d'un même camp et toutes les victimes de l'autre. Aujourd'hui, en Espagne, les héritiers du franquisme restent aux commandes dans l'Armée, la magistrature, la finance, l'entreprise... Et les crimes ne sont pas simplement impunis, ils restent non dits.
Je quitte le cimetière qui m'apparait paradoxalement comme un lieu de vie et d'espoir, en ayant rechargé mes batteries, merci les filles. Demain, je quitte Madrid. Retour à Paris et à ses combats d'aujourd'hui qui oublient si souvent l'essentiel. Paris qui bruisse de polémiques qui me paraissent petites, vides, fausses, posées sur des bases qui empêchent de penser. Comme d'habitude, je vais spleener pendant quarante huit heures puis le quotidien reprendra les rênes et je me prendrai au jeu une fois de plus, prête à prendre ma part, par respect, par fidélité et avant tout parce qu'elles avaient raison, de la mission léguée par les Roses.
Rallumer la lumière. Ou, au moins, essayer.
Bonne année tout le monde.
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michelle Brun - Le 11/01/2014 à 18:58
Bonne Année Isabelle :-) Je n'ai pas envie de commenter votre article..... il est si personnel :-) et puis , je suis tellement de tout cœur avec nos amis Espagnols .....les amis de ma jeunesse Adéla , Victoriano , Lourdes, Maria , Jésus ......♥
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SERVAIN Alain - Le 11/01/2014 à 19:12
Actuellement, la choa est remise "sur le devant de la scène" avec la polémique que l'on sait. Toute forme d'humour à propos de ces massacres se doit bien évidemment d'être condamnée. Par contre, il serait plus qu'honnête, à les yeux, de mentionner le fait que les Juifs n'ont pas été les seules victimes de ces horribles massacres. De même faudrait-il rappeler que Auchwitz, Buchenwald, et autres ne furent pas les seuls lieux de barbarie et que HITLER ne fut pas le seul bourreau de l'Humanité. D'autres ont vécu AVANT lui, EN MÊME TEMPS, que lui et APRÈS lui, notamment....FRANCO! D'autres sévissent toujours à travers le Monde. Que l'incitation à la haine soit sanctionnée malgré le légitime droit d'expression me paraît être une chose normale. Mais que l'on ne monopolise pas les attaques sur une seule Personne...au risque de faire sa promotion! Lisons avec attention les paroles des rappeurs! Il y a du grain à moudre! Toutes celles et tous ceux qui sont morts victimes de la barbarie ou en la combattant doivent se retourner dans leurs tombes!
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