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Mon dictionnaire et moi


L’éditeur de "Dictionnaires Le Robert" a demandé à des écrivains et à des artistes d’écrire un texte sur le thème du dictionnaire. Les textes ont été rassemblés dans un livret qui sera offert aux acquéreurs d’un dictionnaire. Voici le texte d’Isabelle, "Mon dictionnaire et moi".




Quand j’étais enfant, chez moi, on ne parlait que l’espagnol. Mes parents, arrivés adultes en France avec des notions de français d’un niveau scolaire, avaient perfectionné leur apprentissage sur le terrain. Le dictionnaire leur était un compagnon obligé dans la maîtrise de leur langue d’adoption. Ils en usaient systématiquement, soit dans un dictionnaire franco-espagnol (ils préféraient dire hispano-français, la simple prononciation du mot "franco" leur étant à jamais douloureuse) soit dans un dictionnaire français. Ils parlaient avec un accent, se sentaient eux mêmes en position d’apprendre la langue de Molière plutôt que de l’enseigner. Ils avaient donc sagement décidé de nous transmettre l’espagnol comme langue quotidienne, et de s’en remettre à l’école pour le français. A l’école et au dictionnaire.


J’ai donc connu une éducation bilingue, avec comme tuteurs l’attention de mes parents et le recours multiquotidien au dictionnaire, pour vérifier et préciser le sens des mots, leur orthographe, leur origine. Et aussi pour traquer les faux amis, ces traîtres qui pouvaient vous mettre en fâcheuse posture si on n’y prenait garde. Ainsi du mot espagnol "constipado", qui signifie à la fois rhume et enrhumé. Indiquer à son mèdecin qu’on était constipé, alors qu’on souffrait d’un banal refroidissement, vous faisait courir le risque de suivre un traitement aussi inapproprié que regrettable dans ses conséquences. Il fallait se montrer prudente. Prendre conscience, aussi, que les expressions idiomatiques se rient de la traduction littérale. Ce qu’en français on sait par cœur, en espagnol on le sait au petit doigt ("al dedillo"). Quand en France on est tiré à quatre épingles, en Espagne on s’est mis en bras de mer ("hecha un brazo de mar"). Quand en France il fait un froid de canard, en Espagne il fait un froid de moustache ("de bigote"). Comme on voit, "bigote", en espagnol, n’a rien à voir avec les grenouilles de bénitier chantées par Brel. On apprend aussi que des mots d’usage relativement courant en espagnol, comme melliflu ou artefact, n’existent en Français que comme des sortes de mots du dimanche qu’on laisse mariner dans l’exil des lexiques.


Il ne faudrait pas en déduire que le dictionnaire de traduction m’était le plus familier. Le dictionnaire du Français courant me tenait davantage compagnie, à la manière d’une sorte de drogue, de boulimie. Dans ses pages se cachait la totalité de l’univers. En l’ouvrant, moi, toute seule, toute petite, je m’offrais le monde. J’y entrais pour un mot, tombais sur un autre et de fil en aiguille, m’engloutissais dans les définitions comme on part en voyage. Austère ? Ardu ? Que non ! Une fois épuisées les surprises géographiques, les fantaisies des animaux préhistoriques, la symphonie des drapeaux du monde entier, je partais à la recherche de ma propre identité. Premières frustrations, premières révoltes. Au mot homme, un développement sur plusieurs colonnes décrivait cette merveille qu’est un être humain. Au mot femme, quelques lignes m’indiquaient que je n’étais jamais que la femelle de l’homme. Eux, sublimes. Moi, femme de sublime seulement. Du coup je regardais les garçons d’une autre œil. Le mystère masculin me laissait perplexe. Je n’étais qu’un appendice de ces individus dont aucun signe perceptible ne m’indiquait la supériorité, qu’affirmait pourtant ma respectable référence imprimée. De quoi devenir chèvre (femelle du bouc).


Je me mis à chercher dans la zone des noms propres, avec l’énergie du désespoir, les femmes qui auraient redoré mon blason. Hélas, trois fois hélas, la deuxième partie de mon dictionnaire ressemblait à une équipe de foot, une caserne, un monastère. Des hommes, des hommes, des hommes. Une colonisation massive. Le masculin monopolisait l’attention de mon cher pote à mots. De quoi enrager. De quoi, aussi, donner des idées. Lasse de mes vaines pérégrinations, j’en arrivais, surtout aux rivages de l’adolescence, à une curiosité plus orientée. Les mystères de la sexualité taraudaient mon esprit. Je me fis exploratrice, à la recherche des mots du sexe. Anatomie, sentiments, pratiques, tout me posait question. Je me lançais dans des fouilles aveugles et entêtées, tentais d’extorquer à mon omniscient et silencieux compagnon les secrets qu’il détenait au creux de son impeccable ordre alphabétique.


Mon ignorance frisait l’abyssal. Je ne savais rien. Rien d’autre que les menues trivialités glanées à l’heure des confidences sous le préau, agrémentées de rares salacités captées au gré des moqueries des garçons. Aucune ne figurait dans les très prudes éditions de mes dictionnaires habituels. J’avais vérifié, avec méthode. Butin négligeable. Au mot sein, éventuellement émouvant, une "coupe transversale de glande mammaire" étouffait dans l’œuf toute vélléité d’excitation. Au mot corps, un écorché aussi masculin qu’asexué exhibait au bas du ventre une région indéfinie appelée "pubis". Pubis ? Je fonçais à la lettre P. Rien d’émoustillant n’en résulta. Mon dictionnaire, inexpugnable (mot aussi admirable que difficile à caser dans une conversation), résistait à livrer ses intimités. Comment trouver le vrai nom de ce que je ne connaissais que sous le vocable "foufoune" ? Comment deviner le pénis sous le "zizi" ? Totale frustration. Le monde des adultes était aussi défendu que le fruit au même épithète. Je renonçais. Il me fallait attendre.


Je trouvais cependant un moyen inespéré de tromper mon impatience, en trahissant les mots pour les images. Découvertes par hasard, dans ces mêmes pages, des reproductions de tableaux illustres, en couleur et sur papier glacé, me procurèrent des stimulations visuelles indéniables. Mon regard se gavait de nudités conquérantes ou pudiques, de situations délicieusement embarassantes, de mythes affriolants. Ce furent là, sous l’œil attendri de ma mère ravie de mon intérêt pour la culture générale, des émotions érotico-esthétiques marquantes pour la vie. Je les dois à ce qu’en quelque sorte je peux considérer comme mon premier fiancé : un paraléllépipède de papier, pavé de savoir, sésame du monde. Mon dictionnaire de quand j’étais petite.



06
Jan 06


Mon dictionnaire et moi


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