La France offre une grande variété de types politiques mais nous n’avons pas de politiciens aussi pittoresques que Silvio Berlusconi ; le dernier dans cette catégorie était Pasqua et il a pris sa retraite. Et depuis, à part quelques écarts de langage en off dont ils s’excusent précipitamment, nos politiciens se conforment scrupuleusement aux règles de la bienséance et de ce qu’il est convenu d’appeler le politiquement correct.
De ces règles, et de toutes les règles, Silvio Berlusconi se soucie comme de sa première pizza : il est l’homme le plus riche d’Italie, il en est aussi le Président du Conseil, il contrôle la plus grande partie des medias de son pays, il est au-dessus des lois. Il incarne d’ailleurs un système qui a le bénéfice de la simplicité : pourquoi ne pas adopter partout en Europe cette méthode de désignation simple et pratique des leaders politiques, qui évite de perdre du temps et de l’argent en procédures électorales compliquées : l’homme le plus riche d’un pays, c’est aussi celui qui doit en être le chef, ce n’est que logique dans une société néolibérale.
Silivio Berlusconi donc, considère que les règles qui s’appliquent à l’humanité commune ne le concernent pas. Laissons de côté ses multiples violations de la législation des affaires, les accusations de faux témoignages et de corruption résurgentes et les nombreux procès dont il sort toujours blanchi : « business as usual », accidents de parcours ordinaires de la vie politique en Italie et même ailleurs. Ce qui est spécial chez « il cavaliere », c’est qu’il veut aussi s’affranchir du joug des lois naturelles. Comme Michael Jackson qui refusait d’être vieux et refusait d’être un homme, Berlusconi refuse de vieillir et refuse de cesser d’en être un. Ces grandes figures prométhéennes en révolte contre l’ordre des choses ont en commun la même obsession d’avoir le corps qu’ils souhaitent et non celui que leur impose un déterminisme biologique cruellement entropique.
Luttant sur tous les fronts contre les atteintes de l’âge, le Président du Conseil italien traque le flasque et le mou, pourchasse la ptose, combat pied à pied « la pesante graisse » et « le muscle avachi ». Son objectif est de rester ferme et tendu de partout : pour la tête et le cou, liftings et botox à répétition ont donné à son visage une curieuse expression immuable de Don Corleone hilare. Lisses aussi sont les cheveux étoffés par des implants, gominés dans le style d’un danseur de tango des années 30. Et l’installation d’un pacemaker est censé assurer au rythme cardiaque du leader péninsulaire une régularité métronomique. Mais la mise en tension de son organe viril semble être ce qui le préoccupe le plus ; là, tous les moyens sont bons, même les plus extrêmes. Pas question de se contenter de munitions ordinaires pour petits joueurs : à combat titanesque, il faut des armes du IIIème millénaire.
Bien sûr, le jovial politicien a recours aux méthodes éprouvées et sa recherche des partenaires de plus en plus jeunes est bien connue. Noémi Letizia, celle qui lui donnait le surnom délicieusement incestueux de Papi (quelque chose comme Papounet en Français), est dans son collimateur depuis ses quatorze ans et vient de célébrer son dix-huitième anniversaire, auquel il a préféré assister plutôt que de rendre visite à sa fille enceinte et emmenée à l’hôpital. Si à l’âge de soixante-quatorze ans, la partenaire idéale de Silvio B. en a dix-huit, un simple calcul mathématique fixe à treize ans l’âge probable de ses conquêtes quand il en aura quatre-vingt.
Mieux encore, ce fringant septuagénaire prenait part à des orgies organisées pour lui par un dealer et entremetteur nommé Gianpaolo Tarentini. Jusque là, rien de surprenant : le Président du Conseil est un homme de droite, un homme de tradition, et quoi de plus traditionnel à Rome que les orgies romaines ? L’étonnant est qu’une vingtaine de prostituées étaient recrutées pour ces ébats de groupe et que les seuls hommes présents étaient SB et Tarentini le rabatteur. L’une des participantes, Patrizia d’Addario, a déclaré à ce sujet : « j’avais l’impression d’être dans un harem ». Vingt femmes en même temps, c’est beaucoup pour un seul homme. Même son compatriote Rocco Siffredi au mieux de sa forme n’aurait pas pu « honorer » une vingtaine de prostituées en trois heures (à moins de tricher) ; l’usage du verbe « honorer » pour signifier avoir des rapports sexuels avec une femme est d’ailleurs étrange : dans une culture phallocentrique, héberger un pénis serait-il assimilé à recevoir la Légion d’honneur ?
On a l’impression que le personnage est à la recherche d’un seuil quantitatif, qu’il espère une sorte de miracle numérique : si je poursuis des filles de plus en plus jeunes, si je fais venir de plus en plus de prostituées, je vais réussir à bander. Cette poursuite obstinée d’un redressement de plus en plus élusif a quelque chose d’admirable : clairement, l’érection est la quête existentielle du Premier italien, c’est son Graal. Aventurier de l’Arche perdue, il est prêt à tout risquer, même sa vie, pour la retrouver : lorsqu’il se lance dans la grande aventure du rapport sexuel, comme un sportif qui tente un record du monde, il a un médecin présent à toutes les étapes. Avant, pour lui faire la piqûre qui déclenchera le lift off ; pendant, un cardiologue est présent dans la pièce à côté au cas où son cœur lâcherait. Après, on imagine que tous ses signes vitaux sont vérifiés. [2] . Politiquement conservateur mais technologiquement futuriste, le politicien bionique réalise ainsi une grande première médicale : le coït médicalement assisté, comme il y a la respiration médicalement assistée. Ce projet faustien d’un pénis possédant la jeunesse éternelle –et qui sait, maintenu en survie artificielle ou cryonisé après la mort physique—fait rêver ; en tout cas il devrait ouvrir les yeux aux psychologues qui ont faussement diagnostiqué SB comme étant un « sex addict », un accro du sexe. SB n’est pas un accro du sexe, c’est un accro AU sexe, au sien en fait, auquel il se cramponne désespérément alors que celui-ci est en train de l’abandonner, l’ingrat, après tout ce qu’il a fait pour lui.
Dans cette relation fascinée qu’entretient SB avec son pénis, les femmes ne figurent qu’à titre d’accessoires utilitaires. Leur fonction serait à peu près celle d’un agent de maintenance, de techniciennes de volume en quelque sorte, d’opératrices préposées au fonctionnement de la capricieuse mécanique sexuelle berlusconienne. Leur cahier de charges se résume à une seule phrase, celle du docteur Frankenstein à son assistante dans l’immortel film de Mel Brooks Young Frankenstein : « elevate me ! » Affranchir le sexe du chef d’Etat italien des lois de la pesanteur n’est pas une tache facile (c’est là où l’expression « grue » autrefois utilisée pour désigner une prostituée prend tout son sens) mais c’est rémunérateur : les escorts simplement convoquées à faire de la figuration sans avoir à payer de leurs personnes pouvaient recevoir jusqu’à 2 000 Euros de Tarentini. Vu le tour d’esprit pragmatique de SB en matière de business, on peut supposer que les mercenaires participant à ces néo-bacchanales étaient rémunérées d’après un barème progressif et ajustable basé sur l’optimisation des performances. Malheureusement pour lui, ce personnel de service anonyme, et humain pourtant grassement rétribué s’est mis à parler : Patrizia d’Addario en particulier a indélicatement balancé sur l’éminence de « Son Eminence », pour la raison qu’ayant conclu avec lui une sorte de pacte, il n’aurait pas tenu la promesse qu’il lui avait faite : en échange de ses faveurs, elle lui avait demandé de lui faire obtenir un permis de construire—une érection en échange d’une autre, les écologistes diraient que c’est du commerce équitable (voir article de rue 89) Entre parenthèses, relisant la biographie de SB, on ne peut manquer de remarquer à quel point la thématique de l’érection y occupe une position centrale puisque le personnage a commencé sa trajectoire professionnelle dans la construction.
Autre détail intéressant concernant la relation d’Addario/Berlusconi : celle-ci, en call-girl connaissant bien les hommes, lui a déclaré au cours d’une conversation téléphonique qu’il lui avait fait mal en la pénétrant. Vieux truc du métier : dire à tous les clients qu’ils ont des pénis XXL, qu’ils sont des bêtes de sexe et qu’ils vous ont procuré un orgasme tsunamique ; et le plus drôle est qu’ils le croient. Une call-girl intelligente sait que son « travail » est double : masser et booster un sexe, et plus important encore, masser et booster un ego. Comme je l’ai souligné ailleurs, les femmes comme d’Addario permettent aux hommes d’ignorer qu’ils sont vieux et menacés par l’impuissance, elles dissipent leurs doutes, réaffirment leur virilité, les flattent et les bercent d’illusions. C’est ainsi que les professionnelles embauchées par Tarentini étaient averties : elles n’étaient pas censées révéler leur professionnalisme au cavaliere : celui-ci se voyait offrir, en plus de femmes ayant le tiers de son âge, le mirage flatteur qu’elles étaient là par le seul pouvoir de sa séduction. Il l’a d’ailleurs affirmé haut et fort quand la presse italienne a révélé le défilé de call girls qui se déroulait dans ses propriétés : il est ridicule de m’accuser d’avoir des relations avec des prostituées, je séduis les femmes, je ne les achète pas, je n’ai pas besoin de payer pour avoir du sexe. Le croit-il vraiment ? Cela semble invraisemblable, d’autant qu’il lui est arrivé de marchander le montant des prestations mais il est probable qu’une partie de lui-même y croie, celle où il a besoin de continuer à se voir comme irrésistible. Les femmes, même les femmes de pouvoir, n’ont pas de Patrizia d’Addario, elles n’ont pas à leur disposition des bataillons de mercenaires dont le job est de réveiller et de satisfaire leur libido, de mentir pour les protéger de vérités déplaisantes et de dorloter leur ego (d’ailleurs l’ego est un droit de l’homme : on parle d’ego masculin mais jamais d’ego féminin).
Autre transgression berlusconienne, et de taille : les préposées au service du plus important pénis d’ Italie étaient averties que leur client ne mettait pas de préservatif ; c’était à prendre ou à laisser, ça ne se discutait pas, on ne pouvait mettre en doute l’intégrité de l’organe présidentiel. SB, détenteur du pouvoir suprême et garant de l’application des lois, roulait sexuellement sans assurance et sans permis, et ses partenaires multiples avaient elles-mêmes des relations sexuelles avec plusieurs clients par jour : quand on couche sans préservatif avec des prostituées, on couche avec tous leurs clients qui n’ont pas mis de préservatif (et qui pour cela sont prêts à payer le triple) : les chances d’attraper et de transmettre une MST étaient donc réelles (voir les gaffes de Berlusconi dans l’article de Time). Ça s’appelle cultiver les conduites à risque et c’est une disposition plutôt inquiétante chez un chef d’Etat. Rappelons aussi que ce « fréquent flyer » des agences d’escorts avait fait passer une loi réprimant la prostitution. Dans la philosophie de SB, ceux qui font les lois n’ont pas à les respecter : les préservatifs et les interdits, c’est pour les citoyens ordinaires.
Enfin, SB piétine également avec superbe les règles du tact et de la bienséance : il est—,c’est de notoriété publique— un gaffeur multirécidiviste et impénitent. Non seulement il gaffe et gaffe encore, mais il recycle inlassablement les mêmes gaffes et loin de s’excuser, il réagit en accusant ses critiques, classiquement, de manque d’humour. Il pratique la gaffe politique : il affirmé que « Mussolini n’a jamais tué personne, Mussolini a envoyé des gens en vacances en exil intérieur ». Les camps fascistes étaient donc des Clubs Meds. Ce thème des joies du camping semble lui plaire puisqu’ il l’a repris à propos des victimes du tremblement de terre d’Aquila, à qui il a conseillé de prendre leur séjour sous des tentes de fortune « comme un week-end en camping ». A part l’image des vacances rurales, il y a un autre point commun entre ces deux gaffes : elles visent pareillement à minimiser les épreuves subies par des catégories sociales jugées sans importance.
Mais ses vrais thèmes de prédilection sont le racisme et le sexisme. Pour ce qui est des gaffes racistes, on sait qu’il a traité Barack Obama de « bronzé »à plusieurs reprises et a aussi utilisé ce qualificatif pour Michelle Obama. Avant le président américain, il l’avait réservé à un prêtre africain rencontré lors de sa visite aux victimes du tremblement de terre déjà mentionné. Pourquoi une telle insistance, pourquoi revient- t’il obsessionnellement sur la couleur de peau du président américain ? D’abord, pour un séducteur mégalomane vieillissant habitué à monopoliser l’attention partout où il va, il est irritant de constater qu’Obama est plus jeune, plus beau, plus charismatique et attire plus de photographes que lui dans les conférences internationales. Le Président blanc est complètement éclipsé par le Président noir : dur à accepter. Ses éclats de voix au G8 ( « Mister Obamaaaaa ») qui ont choqué la reine d’Angleterre, ses blagues sur le bronzage sont sans doute une manière de recapturer une attention médiatique qui le fuit. Mais surtout, pour cet homme d’une autre époque, qu’un noir exerce une fonction de pouvoir, prêtre ou président, doit relever de l’impensable, de l’étrangeté radicale ; il doit se frotter les yeux chaque fois qu’il rencontre Obama, il n’en revient pas et ne peut tout simplement pas digérer cette incongruité. Et donc cette insistance sur la couleur de peau vise à rappeler que, tout Président qu’il est, Obama reste un noir et qu’il y a cinquante ans, il n’aurait été bon qu’à cirer les chaussures. En réduisant le leader noir à sa couleur, ces blagues sont une façon insidieuse de remettre à sa place un groupe hier au bas de l’échelle, aujourd’hui montant et de renvoyer ses membres à leur statut inférieur de toute éternité : un noir sera toujours un noir, rien ne change car rien ne peut changer, les blancs seront toujours les maîtres, dormez tranquille bonne gens.
Et donc les manifestations pesantes de cet humour Yabon Banania ne sont pas des maladresses : non seulement elles sont révélatrices des sentiments réels de Berlusconi sur les noirs mais ce sont aussi des arguments électoraux : elles sont dispensées à titre de discrète revanche et de tranquillisant aux classes moyennes italiennes déclassées, dépossédées et effrayées par la globalisation, les délocalisations et l’immigration. Elles les ramènent « au temps béni des colonies », à un monde défunt et regretté où les hiérarchies sociales étaient immuables, où l’hégémonie de l’Occident n’était pas menacée par l’arrivée de pays émergents peuplés de « bronzés ». Avez-vous remarqué que tous les leaders d’extrême droite font des « gaffes » ? Dans les sociétés modernes, elles sont les soupapes de sûreté par lesquelles s’opère le retour des archaïsmes refoulés, archaïsmes toujours très présents et qui les travaillent dans leur tréfonds.
Les plaisanteries sexistes sont également très bien représentées dans le folklore berlusconien. Quelques exemples : « une autre raison d’investir en Italie est que nous avons de belles secrétaires, des filles superbes ! ». Et sa célèbre plaisanterie sur le viol, qui est impossible à réprimer en Italie, car il faudrait mettre un policier derrière chaque belle fille, et il y en a trop pour que ça soit possible. Il a également suggéré à une jeune fille qui avait des difficultés financières d’épouser un homme riche, son fils par exemple. Une dernière : il a déclaré avoir du utiliser tous ses pouvoirs de playboy pour convaincre la Première ministre de Finlande qu’une agence importante de l’Union européenne devait être accordée à l’Italie. Là aussi, ces blagues servent à rappeler quelques « vérités éternelles » : la qualité principale d’une femme, c’est d’être décorative, sa fonction sociale est d’être une épouse, ou à la rigueur une secrétaire. Et quand, par la folie des utopies égalitaristes modernes, les femmes accèdent à des postes de chefs d’Etat, elles restent toujours des femmes, des girouettes influençables et manipulables par le premier macho venu, bradant les intérêts de leur pays pour un peu d’attention masculine—et sont donc de mauvais leaders [3].
Il y a chez SB une intention délibérée de discréditer voire de ridiculiser toute forme de pouvoir féminin. Non seulement il promet à ses partenaires tarifées (cf. d’Addario) un siège au Parlement européen pour les récompenser de leurs prestations (révélant du même coup le peu d’importance qu’il accorde à cette assemblée démocratiquement élue) , mais il a nommé ministre de l’Egalité des Chances une de ses anciennes maîtresses, ex Miss Italie et ex mannequin pour photos déshabillées, Marfa Carfagna . Le message est clair : l’égalité des chances, pour les femmes, s’obtient en couchant avec des hommes ; sous Berlusconi, la parité-canapé a remplacé la promotion-canapé. On ne saurait mieux tourner en dérision la notion d’égalité des chances, et Berlusconi doit en rire sous cape : la nomination de Carfagna à ce poste est un bras d’honneur aux féministes. Elle dit haut et fort que l’égalité des sexes est une foutaise politiquement correcte à laquelle un politicien madré doit faire mine de sacrifier pour la galerie mais que, sur le fond, le pouvoir reste aux hommes et que les femmes n’ « arrivent » qu’en passant par leur lit. Marfa Carfagna n’est pas la seule à avoir été nommée à un poste politique pour avoir eu des relations intimes avec le Président du Conseil : Mariastella Gelmini est devenu Ministre de l’Education dans les mêmes conditions. Grâce à une communication piratée, on sait de quoi discutent une Ministre de l’Egalité des Chances et une Ministre de l’Education du gouvernement Berlusconi quand elles se téléphonent : ces hauts responsables politiques… échangeaient leurs recettes pour exciter et satisfaire sexuellement leur chef. Une journaliste, Sabina Guzzanti, a osé dénoncer ce népotisme sexuel : « on n’a pas le droit de nommer une femme Ministre de l’Egalité des Chances pour la seule raison qu’elle vous a fait une pipe ». On sait aussi ce en quoi consiste l’entretien d’embauche pour une femme désireuse de trouver un job dans l’empire médiatique du personnage : il faut exécuter une sorte de numéro de danse dans le style « pole dancing » des boîtes de striptease.
Comme les blagues racistes, ces blagues sexistes, ces camouflets à la dignité des femmes sont calculées pour produire un effet : non seulement elles créent un lien de solidarité masculine entre une partie de l’électorat mâle et le Président du Conseil mais les raconter et en rire sont autant de coups d’épingle portés à la notion d’égalité des sexes. Une enquête réalisée dans le cadre du projet européen DELEDIOS a mis en évidence que les blagues sexistes étaient la forme de discrimination la plus répandue au travail : 24% des cadres masculins interrogés ont reconnu en raconter, tandis que 38% des cadres féminins disent en avoir été victimes. 50% de ces cadres féminins disent qu’elles affectent leur moral, 37% disent qu’elles affectent leur motivation, et 27% leur confiance en elle (voir article sur infofemmes). En fait, ces blagues minent subtilement la performance et la crédibilité professionnelle des femmes qui travaillent et elles constituent à leur endroit un sabotage sournois d’autant plus admis qu’il vient du plus haut niveau. Avec quelqu’un comme Berlusconi à sa tête, comment s’étonner que l’Italie soit au 84ème rang mondial pour l’égalité des sexes ? Il se trouve que certaines choses sont devenues socialement inacceptables : le racisme explicite, le sexisme ouvertement revendiqué ; pourtant, beaucoup continuent dans leur for intérieur à professer des vues racistes et sexistes. Pour ces gens-là, la blague est le seul moyen qui leur reste d’exprimer leurs opinions sans encourir la réprobation sociale, elle sert à faire passer ce qu’on n’ose plus dire autrement : tout ce qui susciterait un tollé de protestations si dit sérieusement, on le fait passer par l’humour. Et si les catégories-ciblées par ces blagues s’en offusquent et protestent contre leur contenu discriminatoire, cette protestation est désamorcée par l’habituel : ce n’est qu’une blague, pas de quoi fouetter un chat, vous n’avez pas le sens de l’humour.
Ce sont les catégories traditionnellement méprisées et discriminées qui sont la cible de ces blagues : il y a des milliers de blagues juives, de blagues misogynes, blagues de blondes, blagues sur les noirs, et même blagues belges. Il n’y a pas de blagues d’aryens, de blagues de blancs, de blagues de blonds et de blagues de patrons : on ne rit pas des groupes dominants. Thématiquement, ces blagues reposent généralement sur les stéréotypes sexués/raciaux les plus classiques : les femmes sont stupides, les juifs sont rapaces, les noirs sont stupides et paresseux etc. Les catégories dominantes savent que, pour maintenir leur domination, il faut régulièrement tirer sur la laisse et faire sentir le collier : rappeler les dominés au sentiment de leur statut inférieur, pour qu’ils soient si pénétrés de son inéluctabilité qu’ils n’essaieront pas d’en sortir. Pour cela, il y a les moyens « hard » : pour les noirs au temps de l’esclavage, c’était l’accusation de viol sur une blanche et le lynchage qui s’ensuivait. Pour les femmes qui sont trop autonomes et qui sortent seules, c’est (entre autres) le viol. Et parmi les moyens « soft » qui existent pour mettre en œuvre cette stratégie de la « piqûre de rappel » d’infériorité, la blague est une forme d’agression contre des catégories dominées d’autant plus efficace qu’elle paraît anodine.
Dans la première partie de ce texte, j’ai fait quelques plaisanteries faciles sur le thème de l’impuissance masculine. L’impuissance fait peur à tous les hommes : dans la mesure où la virilité est valeur suprême, la perdre est non seulement une perte de vie, d’énergie et de jouissance mais aussi un déclassement social. Je connais deux hommes, deux amis pour lesquels j’ai de l’affection, qui (comme Berlusconi) ont subi une opération de la prostate l’un à 58 ans et l’autre à 61, et qui sont devenus impuissants suite à ces opérations. Ils sont pudiques, ils n’en parlent pas souvent, mais j’entends l’amertume, la souffrance et l’humiliation dans leur voix quand l’un d’eux commence une phrase par : « quand j’étais un homme… » ou quand l’autre dit : « c’est ce qu’il peut arriver de pire à un homme », ce que je crois sans peine. Mais au moins, personne ne leur raconte des blagues sur l’impuissance alors que j’en ai entendu des dizaines sur le viol : les malheurs des dominants ne sont pas livrés en pâture, ce sont des malheurs qui comptent, alors que ceux des femmes sont minimisés et ridiculisés.
De ce tour d’horizon des transgressions berlusconiennes, un thème se dégage : que ce soit par la chirurgie esthétique, la consommation compulsive de femmes, le recours à la pharmacopée aphrodisiaque ou la narration de blagues sexistes, SB essaie frénétiquement de retenir un monde ancien qui se défait : celui où les hommes comme lui étaient au sommet. Dans ce monde, il est important d’avoir beaucoup de femmes, parce que la possession d’un harem signale le mâle dominant. Dans ce monde, il est important de donner des preuves de sa virilité, de s’identifier à son pénis et de l’exhiber métaphoriquement, parce que la possession d’un pénis est la source de tout pouvoir. Dans ce monde, il est indispensable de rabaisser régulièrement les inférieurs pour réaffirmer son pouvoir sur eux. SB fait tout cela, compulsivement, frénétiquement même, mais d’autant plus frénétiquement que ces recettes qui autrefois marchaient bien ont perdu une partie de leur efficacité : il a vieilli et le monde a changé. Et donc Papounet fait de la résistance, il ne renonce pas, il essaie de colmater les brèches par une activité décuplée, mais morceau par morceau, inexorablement, des pans de son pouvoir s’écroulent. Le dernier à tomber est son immunité judiciaire, qui vient d’être levée, ramenant ainsi ce Jupiter bouffon entouré de Lédas complaisantes au niveau des mortels ordinaires.
Parlant de mythologie, Monsieur Berlusconi, qui vit à Rome, connait mal l’histoire romaine (il a un jour déclaré que les fondateurs de Rome étaient Romulus et Rémulus) : quelqu’un aurait du lui rappeler que la roche tarpéienne est près du Capitole. Soûlé par l’ivresse du pouvoir, intoxiqué par son impunité, il a perdu toute prudence et a cru pouvoir indéfiniment accumuler les transgressions. Pitre nietzschéen, il a planté son chapiteau au-delà du bien et du mal et y déploie depuis des années son carnaval d’excès, de pantalonnades et d’hubris sur fond de magouilles médiatico-politiques et d’affairisme exacerbé. Et comme dans les tragédies grecques, le destin est en train de le rattraper au tournant et va lui présenter l’addition—quoiqu’on peut dire que le destin y ait mis le temps : le cavaliere s’apparente à ces infections à germes coriaces dont on n’arrive pas à se débarrasser. Bien qu’il ait transformé la démocratie italienne en Jerry Springer Show, il est difficile de le détester tant sa canaillerie est franche, tant sa bonhommie est sympathique : les leaders de la nouvelle droite cultivent ce côté jovial et populiste qui fait qu’on aimerait boire une bière avec eux. Mais justement, comme pour les traders, la crise a écorné le prestige de cette droite ploutocratique néo-libérale d’une vulgarité crasse, de cette beaufocratie triomphante qu’il incarne à la perfection.
De plus, Berlusconi, c’est le Jurassic Park du machisme, un machisme tellement vintage, canadian pharmacy cialis tellement grotesquement à l’ancienne que mêmes des individus peu intéressés par les droits des femmes s’interrogent : est-ce qu’on ne pourrait pas avoir un type de leadership un peu moins zoologique, qui serait juste un peu différent de celui qui a cours chez les grands singes ? Est-ce qu’on ne pourrait pas imaginer un système où la valeur d’un leader ne s’évaluerait pas (comme dans les vidéoclips de rappeurs) au nombre de bimbos serviles qui gravitent autour de lui ? Où le suffrage des électeurs n’irait pas systématiquement au plus corrompu ? Où certains comportements tombant sous le coup de la loi, s’ils étaient établis sans l’ombre d’un doute, excluraient automatiquement leur auteur de l’exercice de la magistrature suprême —comme par exemple le harcèlement sexuel , le viol, les violences conjugales, les rapports sexuels avec des mineures et la fréquentation de prostituées trafiquées—ne serait-ce qu’à cause du risque de chantage, de pressions et de compromissions que de tels comportements comportent ?
A ce propos, les observateurs ont souligné que le père de Noémi Letizia devait de l’argent à la Camorra (mafia urbaine) et ont noté la déconcertante position pro-russe du cavaliere dans l’affaire de Géorgie. Est-ce qu’un politicien visiblement plus soucieux de la montée de son pénis que de la baisse du chômage peut être un bon chef d’Etat ? Demander que les puissants respectent les lois ne revient pas à imposer l’ordre moral, comme voudraient nous le faire croire certains people. Un pays a besoin de leaders énergiques, intelligents et réalistes à sa tête mais pas de délinquants ou de criminels de droit commun —on peut être l’un sans l’autre, il y a de nombreux exemples historiques pour en témoigner.
Est-ce qu’il ne serait pas temps pour l’humanité de remiser définitivement au musée des antiquités et des horreurs réunies ces figures archaïques des excès phallocratiques, ces leaders du type « chef de horde primitive », satrapes grotesques et autres roitelets libidineux ? A une époque de « sortie de crise » où on a observé que les entreprises qui l’avaient le mieux traversée étaient celles qui avaient le plus de femmes parmi leurs cadres et dirigeants, est-ce qu’il ne faudrait pas enfin, comme le disait un journaliste, mettre « un peu moins de Berlusconi et un peu plus de Merkel » dans la politique ?
Sporenda.