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Robinsonne confinée
Je ne vais pas numéroter mes jours de confinement comme je vois faire ici et là. Pas de jour premier. Pour moi, ça a commencé en douceur, avant les consignes officielles.
D'abord parce que nous autres plumitifs sommes des confinés de nature: rester des jours entiers sans voir âme qui vive est notre mode de vie, une habitude et souvent un plaisir...
Ensuite parce que j'étais à Madrid la semaine dernière quand le virus a déboulé avec tambours et trompettes, alors que j'avais rencontré des tas de gens, distribué moult bises et abondamment circulé en transports en commun. Le temps de m'acheter un masque pour peinture en spray dans un magasin de bricolage (pharmacies en rupture de stock) au cas où j'aurais réceptionné l'hôte indésirable, les rues se sont vidées, les boutiques ont fermé et je suis allée à l'aéroport masquée et en prenant toutes les précautions de distance.
Je me suis donc autoconfinée avant le top départ...
Je suis par ailleurs, depuis toujours, une obsessionnelle du lavage de mains. Je ne touche pas les poignées de portes ni les barres du métro, au prix de quelques contorsions souvent grotesques, mais il faut savoir renoncer à l'élégance du geste quand c'est pour la bonne cause. Je m'isole avec vaillance et circonspection de mes contemporains, c'est un héritage maternel et une obligation en milieu urbain surpeuplé avec miasmes omniprésents...
Le confinement ne me change la vie que dans la mesure où je ne peux plus sauter sur la moindre invitation et ainsi tirer au flanc en toute bonne conscience, et ça, c'est plutôt positif.
Bref, je ne peux pas me plaindre.
Cependant, il me faut bien sortir au moins un peu pour l'approvisionnement. Je suis un brin négligente à ce sujet... Mon frigo ressemble au désert de Gobi et mes placards à Notre Dame de la Désolation, pas de quoi nourrir une fine gueule comme moi... Donc me voici partie au Monop. Stupeur. Simplement pour entrer, une file résignée serpente sur une bonne centaine de mètres... Je renonce illico, rebrousse chemin et rentre chez moi, illuminée par l'idée de faire livrer, oui, trop géniale je suis! Bravo moi même! Hélas une courte pérégrination sur la Toile me révèle que les livraisons, saturées, ne sont plus prévues, ni chez Monop ni chez Carreff ni chez Leclerc....
Tant pis. Il me reste du café, des petits gâteaux tout ce qu'il y a de secs et du muesli bio, je ne vais pas donner immédiatement dans le squelettique...
Mardi matin, je décide de partir à l'abordage de la boulangerie. Le pain, c'est la base, on le sait depuis 1789. La file est moins longue, je m'arme de patience et veille avec rigueur à ce que le monsieur derrière moi se tienne bien à un mètre. Au fait, le coronavirus a eu la peau de la réforme des retraites mais aussi celle des frotteurs du métro, non? Haha! Quand je vous le dis, qu'il y a du positif!
J'attends en observant les gens... Un jeune type en costard choisit un sandwich, puis des viennoiseries, bien soigneusement, avec cette dilatation du temps qui se produit quand on attend derrière... Ce n'est que quand on lui annonce ce qu'il doit qu'il se lance dans l'exploration minutieuse des multiples poches qui agrémentent sa tenue, ah ça y est, il y arrive, plein de petites pièces qui auraient réduit ma patience en bouillie si elle existait, ma patience... Puis une petite dame fait son emplette, introduit sa carte de crédit dans la machinette, se trompe, ça coince, la vendeuse, masquée et gantée de latex, lui prend la machine et se met à taper des chiffres... C'est là que j'interviens, en douceur : "Madame, a partir du moment où vous touchez les boutons que tout le monde utilise, votre gant est foutu..." Regard courroucé au dessus du masque: "Oui enfin moi je travaille, c'est pas de ma faute, je n'y peux rien!" La petite dame lève vers moi un regard navré, je lui demande pourquoi elle n'a pas fait sans contact, elle me dit qu'elle est contre, voilà voilà... C'est ballot, pour une fois que c'est utile... Elle finit par payer et la vendeuse, bonne fille malgré tout, part d'elle même changer de gant, n'en oublie pas pour autant de maugréer: "Moi j'ai commencé à bosser à quatorze ans, alors bon, vivement la retraite si tout le monde bossait autant, la France serait pas en déficit..." Là, elle me fait de la peine. Je la rassure: Madame, croyez moi, tout le monde vous est très reconnaissant d'être là, de travailler, je vous remercie... elle s'en fout, de ma gratitude. J'aurai essayé...
Je passe devant le fromager où seules deux personnes attendent. Aubaine! Je fais la queue sur le trottoir, la boutique est petite. Le fromager ressemble à un cosmonaute, masqué, ganté, attentif et minutieux. En une vingtaine de minutes je me munis de comté, manchego, chèvre. J'allonge mon espérance calorique. En sortant, cabas au bras, je me sens invincible...
La piscine a fermé. Reste la question des balades solitaires à vélo. Je vais me faire une autorisation à moi même, ça ne me dérange en rien... Je trouve ça bizarre comme idée. Je m'octroie par écrit ma liberté de mouvement? Ça tombe bien, j'imite ma signature à la perfection! Ça fait penser aux questions posées quand on entre aux USA, genre : avez vous l'intention d'attenter à la vie du Président? Mouarf. C'est sûr que le gangster de base ne sait pas mentir! ... Dans quel étrange replis de cortex cette idée a t-elle été conçue? Faut que je creuse la question... Je suppose qu'il s'agit de décourager les sorties pour rien, de créer un instant de réflexion: ai-je vraiment besoin de pain? De clopes? Bon. Cela découragera-t-il les braveurs d'autorité? Wait and see...
Bon. J'ai lavé mes clés, mes cartes de crédit, mon portable, mon masque... Je n'ai plus qu'à me mettre à bosser... Fin de la procrastination.