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Salon du Livre
Samedi 21 mars, Salon du Livre, 17 heures. Je viens dédicacer pendant une heure, assurer un brin de présence. C'est le moins que je puisse faire, même si mon dernier opus date de... 2012. En ce clair et glacial deuxième jour de printemps parisien, nous célébrons les dix ans des Éditions Héloïse d'Ormesson. Long live EHO ! J'étais déjà de la fête en 2006, pour le tout premier anniversaire de la maison, quelques mois avant la parution de "L'Exil est mon pays", notre collaboration originelle.
Héloïse d'Ormesson et Gilles Cohen-Solal, elle discrète et solaire, lui grande gueule et hyper-affectif, fondateurs enthousiastes, indissociables, complémentaires, chaleureux, imaginatifs, complices, généreux, d'une extraordinaire hospitalité, font partie de ces gens dont on est simplement heureux d'avoir croisé le chemin. Je le dis, parce qu'il faut, de temps en temps, que ces choses là soient dites.
Je suis accueillie avec quelques bulles et autres douceurs, et je m'assieds à côté d'Arnaud Guillon (Tableau de chasse, EHO, 2015), déjà à l'oeuvre depuis 16 heures. Il n'y a pas foule, c'est comme ça les salons, celui de Paris ne fait pas exception, le flot n'est pas constant, on est dans la mécanique des fluides, engorgements, bouchons, accélérations, raréfaction, voire désertification, puis soudain, de nouveau, accumulation, agitation, et ainsi de suite jusqu'à transpiration ou congélation, ça dépend des moments.
On devise, on se laisse regarder et on regarde en retour, on se chuchote en loucedé des considérations parfois vipérines, parfois rigolardes. Certains badauds donnent l'impression qu'ils pourraient tout aussi bien regarder passer un tgv dans le lointain, ou qu'ils observent une espèce curieuse à qui on balancerait bien une cacahuète ou deux pour voir si l'auteur exposé présente un bon niveau de réflexe de préemption. D'autres passants, en revanche et heureusement, arrivent tout sourire, avec l'expression du gourmet littéraire ayant enfin trouvé la pépite plumitive, à savoir moi, oui, moi en personne, en chair et en os, moi, mon oeuvre, mon génie particulier, mon stylo prêt à dédicacer celui de mes romans qui vous agréera, je vous laisse choisir ! Euh, non, oui, enfin, les livres, oui d'accord merci mais non, en revanche, une photo? Avec vous? Et, peut être, ça serait tellement gentil, une signature, sur ce joli carnet ? Ou sur ce marque page, je peux le prendre, le marquepage? Oh, merci, qu'est ce que vous êtres gentille, pas comme d'autres… Je me marre, me renseigne sur ces "autres".
Je pourrais, comme les râleurs en question, trouver que décidément, ce public ne me mérite pas, ne rend pas hommage comme il se doit à mes multiples talents, parmi lesquels ne figurent pas le traçage de zigouigoui sur petit papier, mais ce n'est pas comme ça que je vois les choses. Par les temps qui courent de budgets compressés et tout-à-l'image généralisé, que des gens soient fous de livres au point de payer 12€ l'entrée au salon, pour le plaisir simple, électrisant, de déambuler, s'attarder, piétiner, contempler des milliers de romans, essais, bandes dessinées et autres rêves de papier, me paraît déja merveilleux. L'infinie variété de ce que les humains ont envie de raconter et de partager avec leurs frères et soeurs Terrien-ne-s fascine encore. C'est bien joyeux et bien réconfortant. Alors si en fin d'après midi du deuxième jour les groupies de Gutenberg ont aplati leur portemonnaie et asséché leur carte bleue, ou déjà lu mes livres ou peu importe, qu'il leur reste l'envie d'un moment de complicité via selfie ou autographe, au nom de quoi ferais je la fine bouche, je vous le demande. Venir ici, pour un auteur, c'est jouer le jeu. Et à ce jeu de sourire et de convivialité, je m'inscris d'emblée.
Mais il fallait bien, aussi, du fâcheux, de l'importun, du pénible. Un mâle alpha, quinqua-sexa, grand, élégant, vétu de sombre et lunetté design, gris de barbe et de cheveux, pas hirsute le moindre, bien taillé-bien coiffé, s'approche. Il cherche quelqu'un, qui n'est pas là.. Frustration? Allez savoir. Il m'apostrophe, s'enquiert (je vous restitue ici la moëlle du message, je n'ai pas pris de note, mais j'ai bien saisi l'intention ), du mystérieux manque de modernité du féminisme, qui ne produit plus grand chose, ou alors du ringard, du pas intéressant, du contestable. Elles ne font plus rien, c'est bien simple. Il agrémente ses phrases d'une mimique un brin désolée, c'est qu'il aimerait bien, lui, que les féministes soient intéressantes et modernes, mais bon, elles se dessèchent de la pensée les filles, se déshydratent sur pied, merde...
Et blabla, c'est parti pour une leçon de féminisme par un type qui ne sait pas de quoi il parle, mais qui parle quand même. Lassitude.
"Qu'elles fassent parler d'elles! Qu'on les entende! Et pas pour dire des conneries comme celles qu'on voit habituellement! Et pourquoi rejeter les hommes?"
Nous y voilà!
Mais qui rejette les hommes, Monsieur, de quoi parlez vous? Pouvez vous me dire quel est le dernier livre féministe que vous avez lu? Quelle penseuse avez vous étudié? Quelle thèse réfutez vous, exactement?
"La question n'est pas là!" (Ah, d'accord, je sens qu'il va me révéler où elle est, la question…) "Vous accusez les hommes! J'aurais beaucoup d'exemples!"
Un seul me suffirait.
( Illumination) "Et bien, les affaires familiales! Les pères n'ont aucun droit dans ce pays !"
Et il me sert la vulgate médiatique des pères perchés, des grues, de la main mise des mères, tout ça. Quiconque s'est donné la peine d'y regarder de plus près, de vérifier les faits, de constater ce qui se passe sur le terrain sait ce qu'il en est. L'injustice faite aux pères, il en existe évidemment des cas isolés mais la règle générale, face à l'institution judiciaire, est la détresse des mères face à l'argent, au pouvoir et à la violence des pères vengeurs qui ne pardonnent pas à leur compagne d'avoir voulu divorcer. Et qui les frappent au point le plus douloureux: l'enfant.
Mais je ne lui dis pas tout ça. Pourquoi ? Parce que des années de pratique m'ont démontré que mon interlocuteur n'en a cure. Lui, ce qu'il veut, c'est me faire la leçon. Point. Frotter ses semelles sur ce qu'il croit être mes convictions, qui ne l'intéressent en rien. Lui, son kif, c'est la force de ses semelles. Merci mais j'ai déjà donné.
Une lectrice m'attend, justement, un large sourire sur le visage. Elle a entendu, elle compatit. Au revoir Monsieur, bonjour chez vous... Elle achète L'Exil, je le lui dédicace, on parle de double culture, d'enfance, de romans… Puis encore quelques photos, quelques signatures de petits papiers... Un photographe d'agence qui me fait le coup tous les ans vient me demander si je suis toujours aussi chienne… Humour inoxydable du crétin patenté. Jamais chienne. Chienne-de-garde, nuance. Et plus du tout depuis… 2003! Mettez à jour vos fiches, Monsieur. A l'année prochaine ? C'est ça, perdez vous quelque part où je ne suis pas !.
Mais je ne m'en tirerai pas à si bon compte! Un autre grincheux approche, moins alpha que le premier, plus bêta semble-t-il, échevelé, désordonné, mèches en bataille et barbe chiffonnée, fringué à la
one again, boutonné de travers, il m'a repérée de loin, moi aussi j'ai repéré son élan, on le dirait entraîné par les documents qu'il brandit à bout de bras dans ma direction : "Oui, vous, là, on vous entend pas beaucoup, hein, et la mère Halimi (et courtois avec ça…) non plus, sur le voile, le foulard, le hijab, tous ces trucs de musulmans, hein, là, vous la ramenez pas, vous dites rien, là, hein, vous vous écrasez, évidemment, bien sûr !"
Il suspend son monologue comme pour vérifier l'impact de ses paroles et assène, façon coup de grâce:
"C'est qu'il y a les pétrodollars, derrière tout ça, les pétrodollars!"
Heu... Comment dire? Perplexifiant, non? Les pétrodollars, bon dieu mais c'est bien sur! Les dollars, la braise, la monnaie, de quoi clouer le bec à n'importe quelle bonne femme, féministe ou pas, c'est tout pute et compagnie, pas vrai, mon bonhomme? L'avantage avec celui-ci, c'est qu'il continue sa course, le document qui le tient en laisse l'entraîne déjà vers d'autres travées.... Un fou? Non. Un malveillant, un hargneux. Comme il y en a tant.
Ne croyez pas que c'est rare. On finit par s'y faire, c'est tout. Voilà le genre d'homme qui donne envie de réprimer son athéisme premier et d'entrer au Carmel, de fermer derrière soi à triple tour, de les perdre de vue, de les évaporer dans les oubliettes des souvenirs inutiles....
Sauf qu'il en faudrait des dizaines, des centaines comme eux pour érafler ne serait-ce que d'un micron l'effet inverse que font d'autres hommes. Le dernier à m'avoir éblouie s'appelle Jean Luc Seigle. Non seulement un homme, mais un écrivain. Il vient de publier (pas chez EHO,
nobody's perfect, hihi, mais chez Flammarion) un roman intitulé "Je vous écris dans le noir". Voilà un homme, capable d'écrire à la première personne, au féminin, de se glisser dans la peau d'une femme sans la trahir, sans la falsifier. En la respectant, en la devinant. Au
plus près. Cette femme s'appelait Pauline Dubuisson. Sa terrible histoire inspira à Clouzot un film à charge, misogyne et manipulateur, intitulé "La Vérité", qui donna à Bardot un statut de véritable comédienne, au delà de son aura de sex-symbol planétaire. Jean Luc Seigle, je l'ai d'abord vu parler de son livre chez Busnel, sur Fr5, dans "la Grande Librairie". Il parlait récit à la première personne, il parlait nuits et jours passés en compagnie de son personnage, il parlait recherche, hésitation, puis sérénité pour avoir trouvé, enfin, le ton juste, la bonne distance. Moi, scotchée par cet homme lumineux qui posait des mots simples sur une réalité complexe, je me suis dit il me faut ce livre, il me le faut.
Parce que Jean Luc Seigle sait que l'Histoire est écrite par les vainqueurs, et donc jamais par les femmes, parce qu'il a su mettre sa propre humanité et son talent au service de l'humanité bafouée de Pauline, il donne à voir le processus de destruction implacable, déchirant, d'une fille brillante née dans une famille bourgeoise ordinaire, mais au mauvais moment et au mauvais endroit. En s'inscrivant au plus intime de Pauline, il détisse les mensonges, les manipulations, les violences. Il les éclaire de l'intérieur et nous faisons nôtre le courage de Pauline, sa résistance, sa souffrance, sa révolte, sa résignation.
On a envie de dire, en lisant les dernières lignes, "Je suis Pauline". On a envie de refermer les bras autour d'elle et de la laisser pleurer, la bercer, la consoler. De panser ses plaies ouvertes qui sont aussi les nôtres. Et comme on a envie de dire merci à Jean Luc Seigle! Merci d'avoir su nous rendre une petite soeur, de l'avoir extirpée de l'abjection, de l'avoir arrachée à l'oubli et au mensonge. Une petite soeur comme il y en a tant, une petite de dix sept ans qui voulait juste être médecin et épouser son amoureux et qui se heurta à la loi des hommes, à la loi de la guerre, à la lâcheté, à la veulerie, à la haine. Jean Luc Seigle nous restitue, au plus près, ses rêves, ses ambitions, ses erreurs, son désespoir.
Je ne vous en dis pas davantage. Achetez ce livre. Lisez le. Et vous serez plus riche de notre passé, plus forte de notre résistance, plus armée de notre histoire silencieuse. Parce qu'un homme qui aime les femmes y rend justice à une femme que les hommes détruisirent. Je suis Pauline. Merci Jean Paul.
La littérature est un lien universel, une main tendue, un sens profond, une beauté inquiète. Elle est l'humanité même.
Merci Héloïse, merci Gilles, de lui offrir une si jolie maison.