Ma mère m’avait dit que mon père était un homme important : il était ingénieur, il était chef d’Arrondissement à la SNCF. Je pouvais voir qu’il était un homme important parce que, quand il n’allait pas à son bureau à pied ou qu’il partait en tournée d’inspection, un chauffeur dans une voiture noire passait le prendre chez nous. Il avait un grand bureau avec une secrétaire et nous pouvions prendre le train gratuitement en 1ère classe tous les jours si nous voulions, et même voyager gratuitement dans les trains d’Allemagne et d’Italie pendant les vacances. Je ne pouvais pas comprendre comment un homme aussi terne et taciturne pouvait être important. C’était aveuglant comme le nez au milieu du visage : pour moi la personne importante était ma mère.
Une autre chose qui me paraissait bizarre était que ma mère avait de jolis cheveux auburn soigneusement coiffés, elle avait une peau fraîche et rose. Mon père avait des cheveux gris, il n’en avait plus au sommet de sa tête, et sa peau était ridée. Il faisait beaucoup plus vieux qu’elle, il aurait presque pu passer pour son père—en réalité, ils avaient 9 ans de différence—et je trouvais cette différence d’âge anormale : est-ce qu’un père et une mère normaux n’auraient pas du avoir le même âge, de la même façon que tous les élèves de ma classe avaient le même âge ? Mon institutrice avait des cheveux gris, elle était plus vieille que moi, et nous devions lui obéir. Ma mère aussi était plus vieille que moi, mon père était plus vieux qu’elle et elle lui obéissait ; sans doute on devait obéir aux gens plus vieux.
Et dans ce contact initial, le sexisme m’était apparu associé à son complément inséparable, l’âgisme, aussi inévitablement lié à lui que O à H2 dans la nature. Pourquoi ma mère, jeune et belle, devait-elle être appariée avec (et dépendante de) un homme plus vieux, moins beau, renfermé et ennuyeux ? C’était à mes yeux une anomalie, un scandale inexplicable. Ma mère m’avait laissé entendre que c’était mon père qui rapportait l’argent, et que l’argent servait à acheter la nourriture. Ayant appris qu’on se procurait l’argent à la banque, je lui conseillais d’aller le chercher directement à la banque, et ainsi nous n’aurions plus besoin de papa. Ma mère me répondit que l’argent qui venait de la banque, c’était papa qui l’y avait mis. Cet homme commandait aussi à la banque. Qu’est ce qui pouvait bien justifier ce surprenant pouvoir, quelle en était la source ?
Je suis entrée en contact direct avec la source en question peu après quand, à l’âge de 13 ans, le gendre du propriétaire qui nous louait notre villa de vacances à Cannes m’a coincée dans la cabine de douche en plein air qui servait à se débarrasser du sable collé à la peau en revenant de la plage. Cet individu âgé d’environ 45 ans m’a plaquée brutalement contre le mur de pierre et, sortant son pénis de son pantalon, a tenté de l’insérer entre mes cuisses en baissant mon maillot, tout en bloquant mon bras droit pour mieux parvenir à ses fins. Je n’ai pas essayé de crier, la douche était tout en bas de la propriété, à 200 mètres au moins de la villa—c’était une grande propriété avec un jardin à l’italienne, des ifs, des bassins, et même une ou deux statues de femmes nues sur leur piédestal.
Comme cette opération relativement compliquée qui aurait nécessité plusieurs bras l’absorbait totalement et que son pantalon à demi baissé entravait ses mouvements, j’ai réussi à le repousser de façon suffisamment vigoureuse pour qu’il perde l’équilibre et qu’il me lâche pour s’appuyer sur une des parois. J’ai profité de ce qu’il remontait son pantalon pour m’enfuir, rentrer à la villa et fermer la porte à clé derrière moi. Après ça, je ne suis plus sortie de la maison sans inspecter les environs et me suis arrangée pour ne plus aller ou revenir de la plage sans mes parents ou des camarades. Je n’ai pas fait le lien entre l’organe que cet homme avait extrait de son pantalon et la source du pouvoir que mon père détenait sur ma mère mais j’ai bien relevé qu’un homme de 45 ans trouvait normal d’avoir des relations sexuelles avec une fille de 13 ans (je savais à peu près ce qu’étaient des relations sexuelles, on en discutait souvent avec les autres filles en classe). Et trouvait normal de lui imposer sa volonté sans lui demander son avis, et même de la brutaliser pour arriver à lui faire ce qu’il voulait, à la différence de mon père qui imposait sa volonté à maman sans la brutaliser. Mais comme avec maman, il y avait aussi dans cette histoire un homme plus âgé qui voulait s’apparier avec une femme beaucoup plus jeune. Moi, je ne voulais pas que ce vieillard de 45 ans me touche, il me dégoûtait, il me faisait peur ; par contre, je me serais volontiers laissée toucher par Jean-Mi, un beau garçon appartenant à ma troupe de louveteaux.
En y réfléchissant, maman n’avait pas l’air non plus d’être enchantée par la présence de papa—dès qu’il rentrait, elle éteignait la musique qu’elle écoutait à la radio, me recommandait de ne pas faire de bruit en jouant et avertissait mon frère d’arrêter sa trompette—il était fan de jazz et jouait dans un orchestre amateur. Une chape de plomb tombait sur la maison. Je la voyais assez souvent lever les yeux au ciel ou hausser les épaules quand mon père sortait de la pièce, ils ne se touchaient jamais et ne se parlaient que pour régler les problèmes de la vie quotidienne. Pourquoi maman était-elle obligée de vivre avec un vieil homme morne et rébarbatif, pourquoi le vieil homme de la douche voulait-il avoir des relations avec une quasi-fillette dont il aurait pu être le père ? Pourquoi cet énorme décalage des générations entre hommes et femmes, pourquoi cette association contrainte et forcée entre des catégories d’âge qui n’avaient rien à faire ensemble ? Au lycée, aux louveteaux, j’étais amie avec des filles de mon âge, ma mère avait des amies de son âge, mon frère aussi. On s’associait normalement avec des gens de son âge, c’est comme ça qu’on était bien assortis et qu’on s’entendait bien ; je n’avais pas envie d’être amie avec quelqu’un appartenant à la génération de mes parents. Et pourtant, cette règle ne s’appliquait pas aux hommes : eux voulaient avoir des relations avec des femmes beaucoup plus jeunes.
Ma mère adorait le cinéma, chaque semaine, elle lisait Ciné Revue, Cinémonde—mon père trouvait ces magazines vulgaires et les appelait ses « journaux de coiffeuse ». J’ai du commencer à regarder les photos de ces magazines vers l’âge de 5 ans—les visages lisses et parfaits des femmes qui ornaient les couvertures me fascinaient, avec leurs cils touffus qui portaient des ombres émouvantes sur leurs joues, leurs bouches charnues d’un vermillon intense et leurs cheveux blonds pâles ou auburn impeccablement coiffés. Dès que j’ai eu l’âge de 7 ans, ma mère a pris l’habitude de m’emmener au cinéma le jeudi après-midi. Parfois, c’était des films pour enfants ; plus fréquemment, c’était des films tout public, français ou américains. Quand je regardais les photos des magazines ou quand je voyais les films à l’écran, il y avait toujours un homme avec une femme et le film finissait quand ils s’embrassaient et pouvaient enfin « être heureux ensemble ». Dans « Le train sifflera trois fois », Gary Cooper, un homme a l’air fatigué, au beau visage raviné et aux cheveux gris (il était né en 1901), était marié avec Grace Kelly, une très jolie jeune femme à l’air virginal, encore plus jeune que ma mère, (GK était née en 1929). Dans « Les misfits », Marilyn Monroe (née en 1926), blonde au visage enfantin, tombait amoureuse de Clark Gable, un homme encore plus vieux que mon père (Gable était né en 1901) qui avait du ventre, de grosses poches sous les yeux et l’air malade. Grace Kelly, qui était l’actrice américaine favorite de ma mère, avait aussi joué dans « Le crime était presque parfait » de Hitchcock ; son partenaire était Ray Milland, qui avait 24 ans de plus qu’elle. Dans un autre film de Hitchcock « To Catch a Thief », elle formait un duo avec le suave Cary Grant, 25 ans de plus qu’elle. Dans « The Country Girl », c’est le chanteur Bing Crosby qui lui donnait la réplique, 26 ans de plus qu’elle. Et dans « Mogambo », elle était mariée mais tombait sous le charme de Clark Gable au cours d’un safari. Dans leurs films comme dans la vie, Humphrey Bogart et Lauren Bacall avaient 26 ans de différence ; dans « La comtesse aux pieds nus », Boggie était l’époux de l’incandescente Ava Gardner, dont 23 ans le séparaient. Du côté français, on avait l’insupportable Sacha Guitry dont la voix nasale et déclamatoire accompagnait les grands machins historiques qu’il tournait régulièrement. Plus il vieillissait, plus ses femmes rajeunissaient : sa deuxième femme, Yvonne Printemps, avait 10 ans de moins que lui, sa troisième 22, sa quatrième 29 et sa cinquième 32. Le sympathique et costaud Jean Gabin, beaux yeux bleus, belle crinière blanche mais un peu empâté (né en 1904) avait une liaison malheureuse avec Françoise Arnoul, jolie brune née en 1931, dans « Des gens sans importance. Dans « En cas de malheur », il trompait son épouse avec Brigitte Bardot, née en 1934. Etc, etc...
Ce qu’on ne voyait pas au cinéma, c’était un couple Bette Davis-Marlon Brando—alors que Brando n’avait même pas une génération de moins que Davis, 16 ans exactement. Ou une relation Ava Gardner-James Dean, alors qu’Ava n’avait que 9 ans de plus que lui, ou même un couple Gardner-Brando—seulement 2 ans d’écart. Le couple Gloria Swanson-William Holden dans « Sunset Boulevard » était séparé par 19 ans de plus du côté de Swanson mais celle-ci y jouait le rôle d’une star du muet « vieillissante »—on ne disait jamais d’un homme qu’il était « vieillissant »- qui était présentée comme une sorte de folle et de monstre, et William Holden ne pouvait vivre avec elle que parce qu’il était un gigolo. Leur relation se terminait tragiquement, ce qui était inévitable quand une femme avait une telle différence d’âge avec son mari. Il y avait bien autour de moi, dans la vraie vie, de rares femmes qui épousaient ou avaient des liaisons avec des hommes plus jeunes mais elles étaient montrées du doigt et faisaient l’objet de commentaires malveillants. La presse ne manquait jamais, quand des articles évoquaient de telles unions, d’insister lourdement sur la différence d’âge de la femme, alors que lorsqu’un homme épousait une femme qui aurait pu être sa fille, cette différence n’était pas mentionnée.
Lorsque ma belle-sœur Jeanne-Marie, une femme superbe dans la quarantaine—je trouvais justement qu’elle ressemblait à une star d’Hollywood, avec ses cheveux blonds-roux, ses toilettes de chez Dior, Fath et Carven, ses lunettes de soleil et son interminable Hudson décapotable vert nil—a épousé après deux ans de veuvage mon frère qui avait huit ans de moins qu’elle, ça a fait scandale, la ville de province où ils habitaient s’est répandue en calomnies et en ragots. Lorsqu’une de mes tantes, une vieille fille qui dirigeait le service de la Conservation des hypothèques d’une ville d’Ile et Vilaine, a épousé sur le tard un garagiste qui avait 14 ans de moins qu’elle, des gens ont bombardé sa maison d’œufs pourris. Ces femmes financièrement indépendantes allaient contre l’ordre établi, elles revendiquaient obscurément leur droit de choisir un partenaire parce qu’il leur plaisait, parce qu’il était affectivement attirant et sexuellement désirable et non d’épouser quelqu’un qu’elles ne désiraient pas mais qui pouvait assurer leur sécurité financière comme c’était la norme ; et cela suffisait à déchaîner la vindicte des gardiens de la morale patriarcale.
Au cinéma comme dans la vie, le couple normal, c’était homme âgé-femme jeune, les amoureux des vedettes féminines auraient pu être leurs pères. Ils étaient ridés, mais pour un homme, on ne disait pas « ridé » mais « buriné, ce qui indiquait le tempérament d’un aventurier, alors que les rides, pour les femmes étaient juste le stigmate inesthétique de l’âge. Ils avaient des cheveux gris mais pour eux on parlait de « tempes grises », et c’était censé donner un air distingué. Non seulement ces personnages masculins exsudaient la totale certitude de dominer les femmes, toujours montrées faibles et ayant besoin d’être protégées, mais de plus, aussi fanés qu’ils soient, il allait de soi qu’ils étaient irrésistiblement séduisants. Toutes les marques d’âge qui étaient considérées comme repoussantes chez une femme étaient vues comme attirantes chez eux. La vieillesse les bonifiait, plus l’âge accroissait leur pouvoir et leur richesse, plus ils devenaient des partenaires recherchés, enviés, disputés. La dégradation physique sautait pareillement aux yeux sur leurs visages et sur les visages féminins, mais alors qu’elle signalait la fin de la vie amoureuse des femmes, elle boostait celle des hommes.
Pour eux, il n’y avait pas de limite, ils restaient sexualisés, désirants et désirés jusqu’à la fin de leurs jours. J’avais pu vérifier cette théorie l’été de l’incident de la douche. A 13 ans, je faisais 1 mètre 67 et 95 cm de tour de poitrine. Les hommes qui ne m’accordaient jusque-là aucune attention s’étaient mis à m’en accorder soudain beaucoup, beaucoup trop, avec des manifestations choquantes, agressives, inquiétantes : sifflements, grognements, bruits de baisers, exclamations obscènes, invitations à effectuer tel ou tel acte sexuel—dont souvent je ne savais pas à quoi il correspondait physiquement—avec eux.
Et toujours, parmi ces hommes, il y en avait beaucoup de vieux, voire de très vieux. Je me souviens d’avoir entendu un homme faisant bien 70 ans, marchant avec une canne et à qui je n’aurais pas donné six mois à vivre, m’inviter à lui faire une fellation ( ?)en faisant des bruits de succion avec sa bouche aux dents jaunies. Quelle mâle assurance, quelle confiance totale dans leur souveraineté sur les femmes, quel sentiment d’avoir des droits imprescriptibles et absolus sur elles et de n’avoir par conséquent à ne tenir aucun compte de ce qu’elles pensent, sentent, veulent. Non seulement cet individu trouvait parfaitement normal qu’un homme de 70 ans ait des relations sexuelles avec une jeune fille dont il aurait pu être le grand-père mais il se considérait encore comme sexuellement attirant au point de pouvoir les obtenir par sa seule séduction. De telles expériences humiliantes de drague ou de harcèlement sexuel par des hommes âgés font partie de la condition féminine et sont arrivées à presque toutes les jeunes filles. C’est ainsi qu’elles sont initiées au plus précieux des privilèges patriarcaux : contrairement à celui des femmes qui s’arrête au mieux vers 50 ans, le ticket sexuel des hommes dure toute leur vie, et la possession d’un pénis est un passeport pour la jeunesse éternelle—du moins dans la tête de ceux qui en possèdent un.
Un peu plus tard, j’ai découvert un pays du Maghreb dans un éblouissement total mais j’ai aussi aperçu le côté sombre de ce pays, la condition des femmes, leur présence furtive dans les rues, leurs yeux baissés, leur totale absence dans les cafés et les cinémas. La servitude féminine, moins hypocrite qu’en Europe, me sautait au visage. Et j’ai constaté que l’incroyable âgisme qui frappait ces femmes était directement proportionnel à leur degré d’asservissement. Plus tard, mon mari et moi séjournions chaque été dans une ville en bord de mer dans ce pays ; quand j’ai vu la jolie fille de notre gardien M’Barek, qui avait l’air d’être âgée d’environ trente ans, arriver avec un vieillard édenté qui en faisait bien 70 et qui avait l’air de faire partie de la famille, j’ai automatiquement assumé que c’était son grand-père. Impassible, M’Barek m’a précisé que c’était son mari et il a ajouté avec fierté que sa fille Nazyah (la loyale en arabe) l’avait épousé quand elle avait 14 ans et qu’elle avait fait un beau mariage, car son mari était propriétaire d’un grand magasin d’artisanat et d’un atelier de fabrication de kilims et il avait du bien au soleil. Que peut être la sexualité d’une fille de 1 4 ans livrée à un homme de 55 ? Que ressent une femme de 30 ans obligée de subir le contact physique, les attouchements d’un septuagénaire, de dormir nuit après nuit aux côtés d’un vieillard ? Pour ces femmes, la sexualité ne sera jamais qu’une désagréable corvée conjugale de plus et le désir leur est interdit— le désir « normal » d’une jeune fille pour des garçons de son âge, l’envie irrésistible de caresser une peau, de sentir une odeur, de laisser courir ses doigts sur le tracé d’un muscle. 41 ans, c’est la différence d’âge qui existe entre Bernadette Chirac et Léonardo diCaprio. Les hommes de l’âge de diCaprio choisissent rarement d’avoir des relations sexuelles avec des femmes de l’âge de Bernadette Chirac ; cependant, c’est à quoi se résume la sexualité pour nombre de femmes vivant dans des sociétés patriarcales.
Quarante ans et quelque ont passé depuis mes premiers questionnements sur l’âgisme, mais est-ce que les choses ont tellement changé ? Observez attentivement les journalistes qui présentent les nouvelles ou animent les débats politiques sur LCI, pas une seule femme de plus de 35 ans, alors que les hommes qui ont la cinquantaine et même la soixantaine bien sonnée abondent : Jean-François Rabilloud (à vue d’œil 60 ans) présente la matinale de LCI tous les jours avec Audrey Crespo-Mara, 32 ans. Le dimanche en fin d’après-midi, Etienne Mougeotte (69 ans), Jean-Michel Aphatie (52) et il y a peu Jean-Luc Séguillon (69) animent l’émission ‘’Le grand jury » : que des hommes, et que des hommes mûrs. Le matin, Jean-Marc Sylvestre (63 ans) commente l’actualité économique. Le vendredi matin, c’est la confrontation Ferry-Julliard : Ferry a 58 ans, Jacques Julliard 75 ans. Sur « Politiquement show » le jeudi, le jeunot cinquantenaire Michel Field joue les arbitres face à un aréopage composé exclusivement d’hommes mûrs. Tous ces journalistes sont intelligents et qualifiés mais n’existe-t’il aucune femme de plus de 35 ans capable de commenter l’actualité politique ou économique avec la même compétence ? Sur LCI, il y avait bien la seule et unique Anita Hausser (55 ans) mais elle a disparu des émissions de la chaîne.
Regardez la composition des plateaux télés ; dans l’émission culturelle « Ca balance à Paris » qui passe sur Paris Première, les chroniqueurs changent souvent mais il y a un principe qui ne change pas : toutes les femmes ont moins de 35 ans, tous les hommes ont plus de 35 ans. Un martien qui arriverait sur terre et qui se baserait sur ce qu’il verrait à la télévision pour estimer la durée de la vie humaine pourrait en conclure que la femelle de l’espèce meurt jeune alors que le mâle vit jusqu’à un âge beaucoup plus avancé.
Idem au cinéma ; les stars masculines d’âge mûr sont systématiquement castées avec des femmes avec lesquelles ils ont la même différence d’âge que Gary Cooper ou Clark Gable avec leurs partenaires il y a 50 ans. Jack Nicholson a 72 ans, il a tourné dans « Wolf » avec Michèle Pfeiffer qui a 21 ans de moins que lui, ainsi que dans « Something Got to Give » avec Diane Keaton (63 ans) qui joue la mère de la jeune fille d’une vingtaine d’années avec qui il a une liaison ; il quitte la jeune fille parce qu’il tombe amoureux de sa mère, le message du film étant : « miracle des miracles, une femme de 63 ans peut encore plaire à un homme de 72 » . Dans la vie, Nicholson, que les journaux qualifient toujours de « fringant » malgré une panse confortable et une calvitie avancée, fait mieux : il sortait aux dernières nouvelles avec Lara Flynn-Boyle, de près de 40 ans sa cadette. Quand les journaux qualifieront une femme de 72 ans faisant bien son âge de « fringante », ça sera le signe que l’égalité réelle est en vue.
Mel Gibson ? Ce catholique militant de 53 ans qui vient de divorcer de sa femme après avoir lui avoir fait sept enfants a commencé typiquement sa carrière avec des partenaires à peu près de son âge, comme dans « Forever Young » de 92, avec Isabel Glasser de 2 ans plus jeune que lui. Avec le film « Braveheart » de 1995, il passe à Sophie Marceau, qui a dix ans de moins. Dans le plus récent « Conspiracy Theory » de 97, la différence d’âge avec Julia Roberts passe à 11. Etc.
A 79 ans, Clint Eastwood semble avoir renoncé aux rôles de séducteur mais dans « Sudden Impact » (le dernier de la série des « Dirty Harry »), l’héroïne était Sondra Locke, de 17 ans sa cadette. Dans « The Bridges of Madison » de 1995, il était l’amant irrésistible qui poussait Meryl Streep, née 19 ans après lui, à tromper son mari. Dans le plus récent « Unforgiven », c’est Frances Fisher, de 22 ans plus jeune qui lui donnait la réplique. Dans la vie, lui aussi fait mieux qu’à l’écran : sa femme, Dina Ruiz, a 35 ans de moins. Harrison Ford, né en 1942, se déclare prêt à tourner un nouvel « Indiana Jones ». Dans le premier (« Raiders of the Lost Ark », « Les aventuriers de l’arche perdue »), il avait pour partenaire Karen Allen, de 9 ans plus jeune que lui. Dans le second, « « Indiana Jones and the Temple of Doom », sa partenaire amoureuse Kate Capshaw en avait 19 de moins ; dans le plus récent « Indiana Jones and the Kingdom of the Crystal Skull » , s’il finit par épouser Kate Allen, il flirte avec la méchante espionne communiste Irina Stalko, jouée par Kate Blanchett, de 27 ans plus jeune. Il a déclaré que son retour à 64 ans dans le rôle d’Indiana Jones devrait « aider les Américains à être moins paranoïdes au sujet du vieillissement ». Les Américains mâles sans doute, les Américaines c’est moins sûr, étant donné que lui-même est marié avec Calista Flockhart, de 22 ans plus jeune que lui. Règle numéro un : plus un acteur vieillit, plus ses partenaires rajeunissent.
Je décris ici des comportements que tout le monde voit et auxquels personne ne fait attention : c’est partout et c’est normal. Les mêmes constatations pourraient être faites pour tous les acteurs d’âge mûr, américains ou français. Donc j’arrête ici ma liste, qui serait aussi interminable que répétitive—les discriminations, par définition, c’est répétitif. Ah si, une dernière pour la route : la presse people titrait aujourd’hui que Ron Wood, guitariste des Rolling Stones, 62 ans d’autant plus visibles qu’il persiste à se teindre les cheveux couleur aile de corbeau, s’était battu avec son amie, Ekaterina Ivanovna, jeune russe âgée de 20 ans.
Règle numéro deux : à l’écran, les mères des personnages masculins ont le même âge qu’eux, voire moins : dans « Alexandre le Grand », Colin Farrell, alors âgé de 27 ans, qui joue le rôle du fameux conquérant antique, a pour mère Angelina Jolie qui en avait 28 . Mieux encore, l’actrice Hope Davis s’est vue offrir récemment le rôle de la mère de Johnny Depp, alors qu’elle a un an de moins que lui. Dans « Forrest Gump », Sally Fields joue la mère de Tom Hanks âgé de 9 ans de moins qu’elle, alors que six ans auparavant, dans le film « Punchline », elle était sa petite amie. Dans « Back to the Future » (« Retour vers le futur »), Michael J. Fox avait pour mère Lee Thompson qui a exactement le même âge que lui. Et dans « The Graduate » que tous les dictionnaires de cinéma résument comme étant une histoire de sexe entre une femme mûre prédatrice et un très jeune homme, Dustin Hofmann qui était le jeune homme , n’avait que 5 ans de moins que sa séductrice Anne Bancroft (1). Détail qui tue à propos de Dustin Hoffman, il vient de tourner en 2008 dans un film intitulé « Harvey, Last Chance for Love » racontant l’histoire d’un homme et d’une femme solitaires et déçus par leurs relations précédentes qui se rencontrent et se donnent malgré tout une « dernière chance pour l’amour ». Voilà un film qui devrait faire positiver ! Le problème est que pour les hommes, l’âge de la dernière chance pour l’amour est celui de Hoffman, soit 71 ans, tandis que celui pour les femmes est celui d’Emma Thompson, soit 49 ans. Dénonçant l’âgisme sexiste qui sévit à Hollywood, Faye Dunaway a déclaré : « je suis furieuse qu’ils (les producteurs) pensent que je suis trop vieille pour jouer les « love interests » de types comme Jack Nicholson ou Clint Eastwood. Pourquoi est-ce que je devrais jouer les mères et les sœurs quand Jack et Clint, qui sont plus vieux que moi ont des amantes de cinéma qui ont la moitié de mon âge ? »
Mais—me direz-vous—ce sont là des hommes d’exception, riches et célèbres. Cela ne s’applique pas, du moins pas au même point, aux mâles ordinaires ni riches ni célèbres. Voire : le Nouvel Obs n’est pas lu que par des acteurs de cinéma mais la plupart des auteurs des annonces personnelles « hommes » à la fin du magazine exigent des partenaires plus jeunes. Je retrouve un numéro de cet hebdomadaire glissé sous mon canapé : « Homme BCBG mince soixantaine cherche jeune fille + ou - 20 ans pour la découvrir délicatement ». Ce soixantenaire qui ne doute de rien n’implique même pas qu’il offrira une compensation financière à sa juvénile conquête, (compensation financière habituellement cryptée sous le terme « généreux » dans les annonces) ; pas besoin de ça, sa séduction naturelle devrait suffire. Ce soi-disant BCBG connait ses droits : il sait que, de toute éternité et dans toutes les sociétés, les hommes âgés ont eu un accès sexuel aux très jeunes femmes, et il entend bien continuer à en user. Sur 11 de ces annonces, 7 spécifient expressément que leurs auteurs recherchent une compagne de 5 à 40 ans plus jeune qu’eux. Quand on verra régulièrement dans le Nouvel Obs des annonces du type « femme soixantaine très bon milieu cherche jeune homme + ou - 20 ans pour le ….(remplir les pointillés) délicatement », Simone de Beauvoir pourra sabler le champagne au paradis avec Andréa Dworkin.
Les femmes ont marqué des points dans d’assez nombreux domaines ; sur la question de l’âgisme, on ne voit aucun changement depuis les années 60 sinon que cette discrimination est devenue encore plus brutale : les hommes de la génération de mon père prenaient des maîtresses de plus en plus jeunes, mais ils ne divorçaient pas, ils ne se débarrassaient pas de leur « « vieux modèle ». Et ce n’est pas les quelques actrices célèbres (les « couguars » d’Hollywood) qui, comme Demi Moore ou Courtney Cox, ont pour compagnons des hommes plus jeunes qui font contrepoids à cette antique discrimination à laquelle le néo-libéralisme a redonné, c’est le cas de le dire, une nouvelle jeunesse. Encore Demi Moore, Courtney Cox et leurs émules sont elles des femmes belles et jeunes d’apparence, et non physiquement des gérontes comme leurs pendants masculins, les « fringants » septuagénaires ; et s’ils sont plus jeunes, leurs compagnons n’ont pas l’âge d’être leur petit-fils, ni même leur fils (à part Madonna). Et donc la règle numéro trois qui dicte qu’une femme doit être belle et paraître jeune pour être aimée et socialement appréciée reste inchangée, simplement les femmes doivent maintenant se donner du mal pour rester belles et jeunes plus longtemps : séduire quand on est vieux reste une prérogative masculine.
Citez-moi un homme qui a réussi—acteur, musicien, businessman, leader mondial— qui ait une femme de son âge et je vous montrerai un éléphant rose. Règle numéro quatre : tout homme qui a réussi se doit d’avoir une femme nettement plus jeune, sinon son statut social et sa virilité seraient mis en doute ; pour un alpha mâle arrivé au sommet, cela reste le trophée suprême. Cette jeunophilie ne s’explique pas seulement par l’attrait physique : certains veulent une femme encore suffisamment malléable pour qu’ils puissent la contrôler totalement et/ou la formater à leur gré. Ce désir de profiter, voire d’abuser de la faiblesse d’une jeune fille est jugé pathologique chez des prédateurs sexuels ordinaires comme l’américain Garrido et l’autrichien Fritzl (quoiqu’il se trouve une majorité de people pour l’excuser si elle est le fait d’un homme connu comme Roman Polanski). Pourtant, dans les formes de jeunophilie jugées socialement acceptables comme dans les autres, il relève de la même volonté masculine de maximiser sa domination sur sa partenaire.
De plus, une femme jeune, aux yeux de l’homme mûr qui a réussi, fait passer le message : « voyez, ma vigueur est intacte, je suis un étalon, une vraie bombe sexuelle ». Il y a une dimension de vampirisme énergétique dans ces relations : je vais rajeunir en me nourrissant de ta jeunesse ; un homme comme Ghandi—oui, le pacifiste—aimait dans son âge mûr faire allonger auprès de lui de très jeunes filles et les caresser, sentant ses vieux os se réchauffer au contact de ces corps adolescents débordants de vitalité. Mais en fait le voisinage photographique de très jeunes filles au physique parfait avec des hommes marqués par le temps fait plutôt ressortir tragiquement leur usure physique, et l’aveu implicite de ne plus pouvoir avoir de relations sexuelles qu’avec des partenaires de plus en plus juvéniles est plutôt indicateur de difficultés érectiles que d’une virilité triomphante. Il est compréhensible que les hommes veuillent rester sexuellement actifs aussi longtemps que possible ; le problème est que ces comportements masculins « jeunophiles » condamnent presque toutes les femmes à une solitude amoureuse précoce. Si elles ont épousé un homme plus vieux qu’elles, comme c’est la norme, et puisque les hommes vivent moins longtemps (7 ans de moins en moyenne), les femmes hétérosexuelles ont de fortes chances de passer les 15 à 20 années à la fin de leur vie sans compagnie masculine—en prévision de cette situation quasi-inévitable, mieux vaut pour elles cultiver de solides amitiés féminines (le lesbianisme est un meilleur plan-retraite, comme me le faisait remarquer avec humour une amie lesbienne). Si elles ont épousé un homme de leur âge, elles risquent de se retrouver seules avec peu d’argent vers la cinquantaine parce que leur compagnon a préféré finir sa vie avec une jeunette. Jeunette dont le sort n’est pas plus enviable : comme ont dit en anglais, si les troisièmes épouses sont des charmeuses, les quatrièmes épouses sont des infirmières, avant de se retrouver seules elles aussi. Le féminisme s’est préoccupé jusqu’ici de discriminations quantifiables : il n’y a que 17% de femmes à l’Assemblée nationale, les femmes consacrent trois fois plus de temps au travail domestique et familial (gratuit) que les hommes, les hommes gagnent encore en moyenne 20% de plus que les femmes, les retraites des femmes sont de 40% inférieures, etc. Mais il ne s’est guère occupé des discriminations non quantifiables, comme le fait de devenir invisible parce que vous avez dépassé 50 ans, de finir sa vie seule, de devoir soutenir et soigner un compagnon en fin de vie alors qu’aucun homme ne sera là pour vous soigner, d’être considérée comme ayant dépassé la date de péremption sexuelle à 50 ans alors que celle des hommes va presque jusqu’à la mort (du moins dans leur tête), le privilège inestimable de ne pas se voir réellement tel qu’on est dans le miroir parce que la société vous dit et vous répète qu’un homme de 55 ans est toujours séduisant alors que les femmes ne peuvent nier leur vieillissement, le fait d’être accepté socialement si on est âgé alors que l’acceptation sociale des femmes dépend largement de leur beauté : les hommes ont le droit de devenir vieux et laids sans perdre celui d’être aimé. Et pourtant ces divers privilèges masculins sont aussi importants, sinon plus, que des niveaux de salaires égaux pour avoir une vie heureuse.
Le fait que les hommes vivent moins longtemps que les femmes est bien connu mais c’est une apparence trompeuse : en fait ils vivent plus longtemps puisqu’ils ont grosso modo 20% de durée de vie sexuelle et affective en plus, 20% de durée de séduction en plus, 20% de durabilité professionnelle en plus dans les professions « visibles » et top niveau et 80% de chances en plus de finir leur vie entourés des soins et de l’affection d’un conjoint. Et non seulement les femmes jeunes sont victimes de discriminations diverses mais au fur et à mesure que les années passent, de nouvelles discriminations résultant de l’âgisme viennent s’ajouter aux premières. Surtout, des jeunes femmes pourront avoir l’impression trompeuse qu’elles ont réussi à entrer par leur mérite ou grâce aux avancées des femmes dans certaines domaines professionnels ou politiques qui jusque là leur étaient fermés ; elles risquent de s’apercevoir en prenant de l’âge que tel poste politique ou professionnel ne leur a été ouvert que sur la base de leur jeunesse et de leur physique et que, celui-ci étant moins parfait avec les années, les portes ainsi ouvertes se referment.
La sexualité est le noyau dur (sans jeu de mots) de la domination masculine, le fondement et la source symbolique du système patriarcal. Dans ce système, la satisfaction des « besoins » sexuels masculins est un impératif absolu, quel qu’en soit le prix à payer pour la société et pour les femmes. Les multiples privilèges sexuels masculins, les multiples options affectives et/ou sexuelles dont un homme dispose à tout âge (prostitution de types divers, épouses russes ou thaïlandaises, adolescentes/ents, nudités féminines omniprésentes de la pub aux musées, mags de charme, pornographie etc ) garantissent d’une part que le désir masculin soit constamment stimulé et d’autre part qu’il puisse toujours être satisfait. Ces options sont inexistantes pour les femmes et donnent aux hommes une qualité de vie supérieure (bien entendu, je ne suis pas favorable à la prostitution ou aux marchés aux épouses, je dis seulement que toutes ces possibilités offrent aux hommes des sources de valorisation personnelle, de soutien affectif et de gratification sexuelle dont ne disposent pas les femmes). Le problème est que tous ces bonus pour les hommes sont des malus pour les femmes : pour que certains puissent acheter des rapports sexuels, les vies, la santé (et la sexualité) de millions de prostituées sont abimées, pour que certains puissent se masturber, des milliers d’actrice pornos subissent des traitements extrêmes qui les démolissent physiquement et psychologiquement (leurs partenaires masculins aussi, voir ce lien sur les nombreusesactrices et acteurs porno morts jeunes(2), pour que des hommes âgés puissent exhiber des femmes trophées et croire et faire croire que leur virilité est intacte, des jeunes filles sont contraintes ou incitées, sous la pression économique et/ou sociale, à vivre et à avoir des relations sexuelles avec des hommes qui pourraient être leurs grand-pères. Ces doubles standards culturels échappent à toute intervention législative mais dans la vie des femmes, leur coût humain est encore plus lourd que celui des discriminations purement économiques.
Sporenda
Ces informations sur les mères au cinéma sont extraites de :
http://www.theage.com.au/articles/2009/04/11/1239223103379.html
http://www.youtube.com/watch ?v=r0q_VGacfNk